02/04/2016

LE TABAC TRESNIEK de Robert Seethaler


En octobre 2014, nous découvrions une nouvelle voix de la littérature germanophone, révélée par une éditrice que j'affectionne tant pour sa personnalité que pour ses choix éditoriaux, Sabine Wespieser. Il faut dire que cette sympathique et brillante quinquagénaire a l'art de dégoter des perles. Pour elle, « la littérature résulte de cet exercice périlleux qui consiste à conjuguer forme et sens ». Depuis 15 ans, elle construit ainsi patiemment et passionnément un catalogue à son image, composé de textes sensibles et puissants, qui compte notamment certaines des plus belles voix irlandaises de notre époque. Le Tabac Tresniek est le premier roman traduit en français de Robert Seethaler, un écrivain autrichien également acteur dans des séries policières, qui vit aujourd'hui à Berlin. La parution de ce roman en folio le mois dernier et d’un second texte de l’auteur me permet aujourd'hui de remettre à l’honneur ce récit fort et empreint de mélancolie, qui mérite d'être découvert.

Peut-on parler de la période la plus effroyable, la plus terrifiante qu’ait connue l’Autriche sans sombrer dans des abysses de tristesse, de douleur  et de rancœur? C’est le pari réussi de ce roman sensible, tout en finesse et en demi-teinte, qui pose un regard nouveau, bien que sans concession, sur cette période sombre de l'Histoire. L’auteur, viennois lui-même, signe ici une plongée captivante dans la Vienne des années 1930 en nous contant l’éducation sentimentale d’un jeune montagnard fraîchement débarqué et l'éveil de sa conscience politique pendant la montée du nazisme. Et la rencontre entre la petite et la grande Histoire est, je dois l'avouer, assez fascinante. 
Nous sommes en 1937 et l’Autriche est sur le point d’être rattachée à l’Allemagne nazie. Le jeune Franz Huchel est obligé de quitter les montagnes de son Salzkammergut natal et d'aller travailler à Vienne chez un vieil ami de sa mère, Otto Tresniek. Ce dernier possède un bureau de tabac dans le centre-ville, coincé entre un magasin de sanitaires et une boucherie. Bienveillant, généreux, doté d’un sacré tempérament, il a perdu une jambe pendant la grande guerre. Pour ce jeune cul-terreux mal dégrossi, la découverte de cette Vienne animée et bourgeoise est un véritable choc.

Malgré des débuts difficiles, Franz s’habitue vite à la capitale où règne une certaine douceur de vivre et à la clientèle hétéroclite du Tabac Tresniek, se mêlent et se croisent le plus naturellement du monde classes populaires et bourgeoisie juive de la Vienne de l’époque. Le garçon se met à lire tous les journaux afin d'élargir son esprit et son horizon, encouragé par Otto qui l’initie aussi aux cigares entre deux ventes de journaux ou de revues de charme. Mais si la lecture assidue de la presse forge son intellect, Franz est inquiet pour son "éducation sentimentale". A 17 ans, sa connaissance des femmes et de l'amour est très approximative! Il découvre l’érotisme dans les cabarets secrets du Prater et tombe amoureux d’une jeune artiste venue de Bohème nommée Anezka, légère et insaisissable. Ah l'amour, "cet incendie de forêt que personne ne veut ni ne peut éteindre"… Et dans ce domaine, Otto ne peut lui être d'aucun secours. Or, parmi les clients de la petite boutique se trouve un vieux professeur dont Franz a entendu parler: Sigmund Freud en personne, le père de la psychanalyse, grand amateur de havanes, qui vit à deux pas de là. C'est qu'il est intrigant ce "docteur des fous": regard vif, barbe blanche soigneusement taillée, lunettes rondes et costumes élégants, un vrai Monsieur. Franz, résolu à trouver la solution à ses problèmes de cœur, n’hésite pas à l'aborder et à le questionner, certain qu’il peut l’aider. Freud est désormais un homme âgé, usé et tourmenté par un cancer de la mâchoire. Mais il est intrigué par l’intérêt que lui témoigne ce "bouseux impertinent", et les voilà bientôt amis, se rencontrant pour discuter de la vie et parler de l’amour, bien sûr, ce sentiment auquel "personne ne comprend rien, surtout pas moi" dit Freud "mais on n’a pas besoin de comprendre l’eau pour plonger la tête la première!"
Par ailleurs, un autre cancer, ô combien redoutable, ronge le pays: la montée du national-socialisme et l'attraction de la croix gammée. "Dans ce monde qui est devenu fou, une tumeur, un cancer, un bubon de peste puant et purulent va bientôt éclater et déverser son contenu répugnant sur l'ensemble de la civilisation". La peinture de cette Vienne encore aisée et frivole avec ses pâtisseries exquises, ses odeurs de chocolat chaud, les manèges et stands du Prater, l’atmosphère apparemment sereine de ce roman nous feraient presque oublier la menace qui gronde. Mais elle est pourtant là, tapie dans l'ombre et attendant son heure, et certaines scènes viennent nous le rappeler: les tenues vestimentaires qui changent, le saccage des magasins des commerçants récalcitrants aux ordres, les "Heil Hitler" que Franz entend de plus en plus souvent et auxquels il ne sait que répondre. Dès mars 1938, l'Anschluss va mettre un terme brutal à l’apprentissage du jeune homme et le confronter à la perte de son mentor et de son innocence. Otto, qui refuse de boycotter sa clientèle juive, est arrêté par la Gestapo tandis que Freud se résigne à émigrer en Angleterre. Dans ce monde qui s'effondre, Franz essayera malgré tout de rester fidèle aux enseignements de ses maîtres et à ses idéaux, en résistant à sa manière romantique et candide.
On prend un réel plaisir à lire Robert Seethaler, même si l'on ne sait précisément pourquoi. Sans doute pour l'authenticité, la simplicité, la naïveté et l'humour caustique que dégage ce roman. Mais pas seulement. L'auteur viennois a une manière très personnelle, différente, de regarder le monde ; il a cet art subtil et rare d'écrire en images, en sons et en odeurs. Sa plume, alerte et faussement légère, s'avère étonnamment hypnotique et sa façon de mettre en scène ce jeune homme naïf et son amitié improbable avec un Freud diminué et vieillissant est aussi culottée que réussie. Seethaler jongle également à merveille avec les différents registres de langue, qu'il intègre habilement au texte. Les lettres, de plus en plus raffinées, que Franz envoie à sa mère et qui témoignent de son évolution intérieure, sont un véritable délice; les discussions imaginaires entre Franz et Sigmund, une bouffée d'oxygène.
Certes, ces événements de l’Histoire ont été très souvent évoqués, mais ce roman d'apprentissage vaut le détour, ne serait-ce que pour la reconstitution et la peinture fidèles de la Vienne cosmopolite de l'époque et du mythique 19, Berggasse où vécut Freud. Dans une langue classique et élégante, sensuelle, traversée de fulgurances poétiques, l'auteur déroule les fils d'une intrigue qui ne se relâche jamais et qui vaut tant pour la douceur de la plume que pour les portraits de personnages. Des personnages extrêmement attachants, forts de leurs valeurs humaines et idéaux, qui décident, chacun à leur manière, de résister dans une société déboussolée et progressivement déshumanisée. Et en ce XXIème siècle où l'obscurantisme et l'intolérance gagnent à nouveau du terrain, ce texte est plus que jamais d'actualité. Avec une grande lucidité et beaucoup de délicatesse, Robert Seethaler nous décrit ce monde en clair-obscur en train de basculer dans la folie; un monde où les cœurs purs et l'ouverture aux autres ne trouvent plus leur place, mais où l'espoir et la lumière demeurent malgré tout grâce à ceux qui, justement, savent résister. Le Tabac Tresniek est à la fois un roman de formation et une éducation sentimentale, l'histoire de l'éclosion d'un jeune homme et d'une conscience politique -ou devrait-on dire simplement d'une conscience?!- et c'est incontestablement une réussite. Une belle leçon d’humanité, de courage et de vie, que je vous engage à découvrir.



4 commentaires:

  1. Comme toujours, un délice, Moneypenny. Adjugé pour moi, j'ai raté cette perle à sa sortie mais remédie à cela dès demain.

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  2. J'adore également cette éditrice et j'ai beaucoup aimé ce texte délicat, dont vous parlez vraiment très bien, quelle plume vous avez vous aussi! En revanche je connais peu la littérature irlandaise que vous évoquez; si vous pouviez nous la faire découvrir dans un prochain article, j'en serais ravie, comme de nombreux lecteurs je pense. Amitiés et admiration!

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  3. Bonjour,
    Entre vous et moi, il y a au moins un point commun : tous les deux, nous aimons les livres des Ed. Sabine Wespieser ! C’est fabuleux ce qu’elle peut publier ! Parmi les livres que j’ai bien aimés, le livre « Au zénith » de Duon Thu Huong reste un des chefs d’œuvre.
    En ce qui concerne cette présentation du livre « Le Tabac Tresniek », vous jonglez merveilleusement entre la description de l’évolution de la société autrichienne au milieu du XXe siècle et la vie du personnage principale qui grandit et s’interroge sur ce qui se passe autour de lui, un magnifique « roman de formation et d’éducation ». Merci.

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  4. Je suis tout à fait d'accord avec vous concernant les livres de Duong ! C'est, de plus, une très belle personne. Continuons ensemble à défendre les éditeurs et ouvrages chers à nos cœurs! Mais dites-moi... Cela nous fait donc 2 points communs, non, héhéhé? Malicieusement votre, Moneypenny

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