07/04/2016

ADIEU, JIM HARRISON...


Incroyable! Jim Harrison, ce monstre sacré de la littérature américaine, ce grand amoureux de la vie que l’on croyait éternel et invincible, a cassé sa pipe il y a quelques jours, sans crier gare. "Big Jim" s’est éteint à l’âge de 78 ans, le 26 mars dernier, terrassé par une crise cardiaque dans sa maison de l'Arizona. Et quelle meilleure façon de mourir que de finir ainsi chez soi, entouré de ses livres et de ceux qu’on aime, surtout quand on sait les excès du bonhomme. Une page se tourne... Une de plus, et le Triangle Masqué ne pouvait manquer de saluer une dernière fois ce "grand maître" des lettres américaines. Certes, les plus grands journaux lui ont rendu hommage, mais on le dirait déjà aux oubliettes, une nouvelle chassant l'autre. Impossible! Impensable! Car depuis trente ans, Jim Harrison occupait une place à part dans notre existence, un peu comme un vieil oncle d'Amérique attachant et bourru. Tantôt reclus dans sa cabane au fond des bois, tantôt vagabondant sur les routes du monde où il goûtait allègrement tous les plaisirs de la vie, Jim était un monument de la littérature américaine. Dans le genre cyclope herculéen aux appétits insatiables et au grand cœur, on ne trouvait pas mieux que ce gars-là. Imposant, claudiquant, l’air vaguement lubrique avec son œil en verre, sa clope, sa chevelure et ses sourcils en broussaille, c’est vrai qu’il impressionnait, le Jim! Preuves en sont les sobriquets, aussi drôles que variés, dont ses admirateurs américains l’affublaient: le grizzli des lettres, l'ogre du Montana, le monstre du Michigan, j’en passe et des meilleures... Il était incontestablement de la race des géants, de ces grands romanciers attachants et réjouissants qui inspirent à leurs lecteurs un véritable culte. 

Il laisse derrière lui une œuvre foisonnante mêlant romans, poèmes, nouvelles, autobiographie et même livres pour enfants. En France, on le suivait aussi avec passion et attention de livre en livre, même si j'avoue que ces dernières années, ses héros vieillissants à la libido en berne et à la descente facile me laissaient un peu indifférente. Trop masculin peut-être, trop loin de moi. Quoi qu’il en soit, j’aimais Jim Harrison, à la fois parce qu’il était un grand écrivain et parce qu’il était une sorte de Gargantua yankee attachant et intrigant. Il avait surtout, me semble-t-il, ce formidable courage d'être soi. Personnage rabelaisien au rire et à la voix tonitruants, la légende s’est donc éteinte en ce printemps naissant; quel bon jour pour mourir pour un homme qui aimait autant la vie et la nature que la saison du renouveau! Il était l'incarnation parfaite de la Liberté, ou devrais-je dire des libertés? Solitaire, fort en gueule, grand buveur et fine fourchette, amateur de jolies femmes, il assumait parfaitement sa nature vorace et entière, au grand dam parfois de ceux qui le rencontraient. Mais derrière son armure et ses airs d'ours mal léché se cachait un homme tourmenté et sensible, un homme de cœur, que la vie n'avait pas épargné. Je suis moi-même tombée "en amour" avec Jim en lisant Légendes d’automne et Dalva dans les années 90 ; grands moments de lecture et souvenirs émus de l'étudiante que j’étais alors, loin d’imaginer que je serais amenée à le rencontrer au cours de ma carrière de libraire.
Démocrate de gauche, portraitiste de l’Amérique profonde et de ses oubliés, il reprochait à son pays de s’être bâti dans le sang par le massacre des Indiens et les guerres, de n’être obsédé que par l’argent et d’être devenu "un Disneyland fasciste". Courageux, Jim, et pas commode; ne lui demandez surtout pas de se taire, il vous aurait envoyé balader d'un coup de patte! Ce qui frappait le plus chez lui, c’était son charisme et son appétit de vivre insatiable. Boire, fumer, manger, aimer, voilà ce qui le portait : vivre veut dire vivre passionnément, follement pour certains d'entre nous, et pourquoi pas? "Big Jim" était incontestablement un type "en marge", comme le titrent ses Mémoires, à la fois dans la vie et dans le milieu littéraire. Sa vie n'avait rien d'un long fleuve tranquille à l'image de ceux où il aimait tant aller pêcher. Né en 1937 dans le Michigan, petit-fils de fermiers, il grandit au sein d’une famille nombreuse et aimante. Le garçon perd tragiquement un œil à l'âge de 7 ans, infirmité qui l’isole du monde et lui donne cette affection particulière et intense pour la solitude, les forêts, les lacs et les rivières, loin des gens et du monde... A l’âge de 21 ans, un autre terrible drame bouleverse sa vie: son père, grand lecteur, chasseur et pêcheur émérite, et sa sœur Judith, sa confidente et amie, trouvent la mort dans un accident de la route. A ce père rude mais ouvert, il avait confié sa vocation littéraire quelques années auparavant: plutôt que de lui faire un sermon, ce dernier avait foncé lui acheter une machine à écrire d’occasion! Gageons que Monsieur Harrison doit être très fier de la carrière de son fils, de là-haut. Avec sa chère Judith, il adorait parler littérature et musique, écoutant dans sa chambre du classique et louant Dostoïevski, Faulkner, Joyce et Rimbaud. Jim restera toute sa vie profondément marqué par ces drames, qui laissèrent en lui une plaie ouverte et régulièrement à vif. Mais l’écriture est pour lui une miraculeuse thérapie, une expérience spirituelle, qui le sauve de ses démons et de ses périodes de dépression profonde. Ces heures sombres, dévastatrices, au cours desquelles il tente d'oublier les blessures et les douleurs enfouies à grand coup de whisky ou de rouge.

Il commence donc à écrire dès l’adolescence, travaille dans l’agriculture, comme ouvrier, sur des territoires où la présence des Indiens reste très importante. Sa fascination pour ce peuple spolié de ses terres, humilié, abandonné par l'Amérique, vient peut-être de là ou s'est renforcée à cette époque; ardent défenseur de leurs droits, chantre de ce peuple oublié, il leur donnera souvent la parole dans son œuvre, comme avec les inoubliables Dalva ou Chien Brun. C’est par la poésie que Jim commence son aventure littéraire dans les années 1960, genre qu'il a exploré tout au long de sa vie et qui lui permet de s’abandonner, de communier avec la nature salvatrice qu'il révère. Après deux ans comme assistant dans l'enseignement, à New-York, il retourne vivre dans le Michigan avec son épouse et sa fille, loin des grandes villes et du milieu académique qu'il ne supporte pas. Il enchaîne alors les petits boulots tout en collaborant à différents journaux, pour lesquels il écrit notamment des reportages sur la chasse et la pêche, deux de ses grandes passions. Il se lance dans le roman au hasard d'un accident qui l'oblige à rester immobilisé: Wolf, sous-titré Mémoires fictifs, paraît en 1971. Mais si la critique salue l’ouvrage, Jim ne sera reconnu qu'avec Légendes d’automne, recueil de trois sublimes nouvelles, magnifiquement porté à l'écran, Faux-soleil et Un bon jour pour mourir, traduits en France dans les années 1980. Ce soudain succès et l'argent qui coule à flot lui font perdre la tête: Jim se noie dans l'alcool, la cocaïne, les orgies de nourriture, pendant quelques années.
 « Son écriture lui ressemble : des brûlures, des boules de colère, où flamboie le conteur de la modernité, de larges périodes où le naturaliste décrit l'envolée d'un oiseau bleu moqueur du Mexique et le chant mozartien du Dolorosa beige, des épanchements du cœur où s'enlisent des antihéros que la vie a trompés. »
Les livres de Jim Harrison ont ceci d'étonnant qu'ils célèbrent en effet à la fois les grands espaces, la pêche, la chasse, les animaux, la beauté des femmes. Mais aussi l'Amérique profonde et ses habitants, la culture indienne, les mythes, les tragédies familiales. Dans ces paysages grandioses de l’Ouest américain qui peuplent ses romans errent des personnages meurtris par l'Histoire, le génocide indien et les guerres. C'est le cas de Dalva, héroïne inoubliable de l'un de ses chefs-d'oeuvre, meurtrie mais debout, partie en quête de l’histoire de sa famille liée à celle du peuple sioux et d’une Amérique violente. Ou de Chien Brun, un des personnages préférés de l'écrivain, qu'il appelait "son frère idiot", son double en quelque sorte, un sang-mêlé rabelaisien, amoureux du genre féminin jusqu'à la névrose. Contrairement à ce qu'on a souvent pu dire, Jim n'était pas seulement un écrivain des grands espaces, il était beaucoup plus que cela. "Il est aussi un peintre des huis clos, des détresses à fleur d’âme et de la nostalgie du bonheur enfui", dit son traducteur Brice Matthieussent. Nombre de ses textes sont profondément intimistes, emplis de personnages en quête d'eux-mêmes, courant derrière un bonheur à jamais disparu et aspirant à trouver la paix intérieure dans une nature sauvage et souvent salvatrice. L'écrivain éprouvait une empathie touchante pour les laissés pour compte, les marginaux, les cœurs blessés. Ses héros sont en réalité des antihéros qui prennent souvent la route ou doit-on dire la poudre d'escampette, tentant de fuir leurs démons ou des histoires d’amour douloureuses. Ils se révoltent contre l’ordre établi et la société, fuient les villes oppressantes et vides de sens pour partir bivouaquer, pêcher, chasser. Comme lui. Ils tentent de se défaire de valises devenues trop encombrantes, de briser leurs chaînes et de trouver, peut-être, un sens à leur vie. Comme lui? De plus en plus mélancoliques au fil des ans, ce sont des solitaires portés sur la nourriture, la bibine et le sexe. Sacré Jim! Parmi eux, Sunderson, amateur de femmes et de vodka que l'on trouve dans Grand maître et Péchés capitaux ou David Burkett, personnage de De Marquette à Veracruz et de Retour en terre. Alors certes, ces gars-là ne sont pas mes personnages préférés, peut-être parce qu'ils ressemblent un peu trop à leur créateur et que l'original me suffisait amplement, mais ils n'en restent pas moins marquants et attachants.

Si notre homme goûtait les excès, "il revenait toujours aux piliers fondamentaux de sa vie": la littérature, la vie sauvage, la famille, partageant son temps entre ses maison du Montana, où il s’était installé après avoir quitté le Michigan, et de l'Arizona. Fidèle à ses amis, à ses valeurs, à ses forêts, il était aussi marié depuis 50 ans avec son épouse Linda. La nouvelle de la disparition de Jim Harrison m’a surprise et attristée, un peu comme s’il faisait partie de mon cercle d’intimes. Mais oui, il en faisait partie : pendant 20 ans, ses livres m’ont accompagnée dans mon quotidien de libraire et chacune de ses parutions était un événement. J’aimais la présence familière et rassurante de Dalva, entrée au panthéon des héroïnes depuis des années, sur les tables de livres de poche, et celle de tous ses titres dans les rayons. Wolf, Dalva, Légendes d’automne et beaucoup d'autres titres brillent toujours parmi les élus de la bibliothèque fort encombrée de mon salon. Et c'est peut-être ça, finalement, un grand auteur, un grand artiste: quelqu'un dont vous vous sentez proche alors que vous ne le connaissez pas ou si peu ; quelqu'un qui vous manque et qui vous fait vous sentir un peu orphelin quand il n’est plus... Proche des écrivains Richard Brautigan, Jim Crumley, Raymond Carver, il s'en est allé les rejoindre en ne manquant pas, je parie, d'emporter de bonnes bouteilles de bandol, son vin préféré, pour fêter leurs retrouvailles. En revanche, pendant que ça swingue au paradis des auteurs, son meilleur ami, l'écrivain Thomas McGuane, doit se sentir bien seul: leur correspondance hebdomadaire, démarrée il y a plus de 15 ans, s'est soudainement interrompue. Mais loin des yeux ne signifie pas loin du cœur, croyez-moi Tom; far from the eyes but close to the heart...Dans La route du retour, Jim écrivait: «Une fois morts, nous ne sommes plus que des histoires dans l’esprit d’autrui.» Peut-être, Monsieur Harrison, mais ce qui est sûr, c'est que vous allez sacrément nous manquer et que vous resterez à jamais une grande et belle histoire dans nos cœurs de lecteurs et de libraires. So Long, Jim!

(Les livres de Jim Harrison ont été traduits chez Robert Laffont, Christian Bourgois et Flammarion. En poche, ils sont publiés en 10-18 et j'ai lu)
    



Signé : Moneypenny

7 commentaires:

  1. Magnifique article!Le plus touchant que j'aie lu depuis la mort de Big Jim, même dans les grands journaux. Le votre sonne juste et l'on sent l'amour que vous portez à la littérature et à ses auteurs. C'était un géant. Et vous avez une plume sublime. Rest in peace Jim.

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  2. Superbe cet article! Quel régal! Continuez Moneypenny!

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  3. Je n’ai rien lu de cet auteur (j’avais lu qu’il est mort récemment), en échange votre manière de le présenter est merveilleuse - vie et œuvre qui s’imbriquent - et ça donne envie de lire quelque chose ! Merci pour votre présentation et bonnes découvertes encore !

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  4. Je suis conquis par votre article et par la façon, si personnelle et si subtile, que vous avez de rendre hommage à ce grand auteur. Je suis un grand lecteur de tous les journaux littéraires et Jim à fait couler beaucoup d'encre, comme vous le dites. Mais aucun papier ne m'a touché autant que le vôtre, et c'est sans doute ce qui fait toute la différence entre un grand libraire et un critique littéraire: le coeur, la véritable passion de son sujet. Vous les avez, incontestablement. Quand à la plume, il ne fait aucun doute pour moi que vous n'avez rien à envier aux chroniqueurs dits chevronnés. Un immense bravo pour votre talent, chère dame.

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  5. Olala... Mais c'est que vous allez me faire pleurer, cher Monsieur qui êtes conquis et si gentil. Je ne sais que répondre sinon merci, du fond de mon petit cœur de libraire masquée. Bien à vous, Moneypenney

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  6. Moneypenny, votre texte est formidable, votre plume est magnifique. Continuez à nous faire decouvrir, grâce à votre talent,des auteurs connus et inconnus. A bientot de lire une nouvelle rubrique. Merci chère Libraire.

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  7. Quel remarquable article! J'en suis tout retourné. Vous avez une sacrée plume Miss et maitrisez votre sujet. Continuez surtout! Gardez la flamme! Je m'en vais lire vos autres articles...

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