C'est une excellente nouvelle : en France, nous n'avons pas encore tout lu de l'oeuvre du grand Yachar Kemal, disparu en 2015, et les éditions Galaade qui tendent en permanence leurs antennes sur la turbulente Turquie littéraire d'hier et d'aujourd'hui nous ont exhumé ce premier opus. Publié pour la première fois là-bas en 1972, voilà qui préfigurait le talent exceptionnel du romancier qu'il deviendra.
Kemal était avant tout un reporter, et
ces chroniques sur le petit peuple turc qu'il allait lui-même
visiter, interroger, et plus encore dont il allait partager la vie
des semaines entières, étaient de véritables événements et
firent assez vite l'objet de recueils les années suivantes.
On a vidé la mer est une suite d'articles qui racontent la désespérance des petits pêcheurs de la Mer Noire, qui ont vu en quelques années leur mer, leur capitale existence, leur raison de vivre, leur instrument de labeur s'assécher à vitesse grand V. Usage outrancier de la pêche au chalut qui racle les fonds sans merci, de la pêche à la lampe, massacre intensif des colonies de dauphin prompts à chasser eux aussi les bancs de poisson (alors qu'au contraire, ils les rabattaient vers les côtes, rendant leur capture plus facile). Et la pêche au filet, de plus en plus grands les filets, et l'usage intensif des radars qui transforme n'importe quelle pêche sportive en bête tuerie de jeu vidéo, nous voici déjà dans l'ère de la surconsommation intensive, de l'exploitation irraisonnée des ressources naturelles.
C'était les années 70, et voilà où
nous en sommes. Kemal flatte la clairvoyance de ces gens de rien qui
gagnait déjà difficilement leur misère avant que tout cela
n'advienne. Ils râlent, crachent par terre, insultent la terre
entière mais ne se font guère d'illusion. Pêcheurs ils sont, pêcheurs
ils resteront. Ils se méprisent eux-même de leur manque de
solidarité, se traitent de derniers des crétins pour ne pas avoir
fait corps contre les grands industriels de la pêche alors qu'il en
était encore temps.
C'est avec ces textes-là que Yachar
Kemal est devenu écrivain. On retrouve ce souffle, cette humanité
qui déborde, ce don d'harranguer et d'interpeller son lecteur comme
on prend quelqu'un au colbac pour lui faire entendre raison. C'est
une littérature à hauteur d'homme, qui sait trouver les mots
simples et justes, fuit les hauteurs du langage pour rester au plus
près des gens dont il parle, comme du lecteur auquel il s'adresse.
Communiste, défenseur acharné de la
cause kurde et des Droits de l'Homme, plusieurs fois emprisonné pour
ces idées, c'est peu dire que ce colosse manque beaucoup à la
Turquie d'aujourd'hui.
« On massacre pas les
poissons. La mer, c'est notre champ. Nous on protège notre champ.
Ces capitaines, ces pêcheurs à la lampe, ils l'ont bousillé notre
champ,
ils l'ont assassiné, ils ont rendu la mer aveugle, l'ont
dépouillée. »
Cette prose si vivante, si pleine
d'empathie, est bien celle de Joseph Kessel, de Panaït Istrati, de
Tchinguiz Aitmatov (auquel Günther Grass le comparait). De quoi
replonger dare-dare dans la lecture de La saga de Memed-le-mince,
par exemple, et d'autres grands romans de Kemal, et d'attendre avec impatience que
d'autre inédits remontent à la surface. On se permettra même de
remercier à l'avance les éditions Galaade pour ça... (eh ben il est
gonflé celui-là...)
Signé: RongeMaille
Excellente nouvelle, en effet. Merci pour l'info.
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