En 1994, Steven Spielberg sortait La liste de Schindler, et
les cinéphiles se souviendront sans doute qu’au-delà du succès public et
critique que le film rencontra, quelques mois seulement après le carton au box-office du premier Jurassic Park, il fut des voix pour s’élever contre cette "fictionalisation" de la Shoah et de l’innommable, avec en premier lieu Claude
Lanzmann, farouche adversaire de ce type de traitement. Une double page de sa
main dans le journal Le Monde fit alors grand bruit.
Or, plus de vingt ans après la sortie du film, chacun s’accorde
à le placer parmi les 5 ou 6 grands films
de son auteur, un classique que chaque nouvelle vision conforte dans ce
sentiment. Le livre de Nicolas Livecchi ne se propose pas d’opposer les deux
principes qui sont celui de Lanzmann (on ne montre pas cette horreur-là car personne n’a
rapporté des images des chambres à gaz, mais on peut la raconter : c’est sa philosophie et celle de son film Shoah), et celui de Spielberg, homme
de spectacle mais ici pédagogue, qui « invente » des images afin d’expliquer
aux jeunes générations ce qui se passait dans les camps de concentration ;
à l’époque, Spielberg expliquait que seuls moins de 30% des jeunes Américains
savaient ce qu’était la Shoah, un chiffre qui depuis est sans doute encore
moindre (entendez par là que les ignorants sont encore plus nombreux).
Au contraire, L’étoile jaune et le manteau rouge se propose d’expliquer
l’importance du film de Spielberg en retraçant, depuis les livres de Robert
Anthelme, Primo Levi, Martin Gray et d’autres, en passant par la bande-dessinée d’Art
Spiegelman Maus ou les films d’Alain Resnais (Nuit et brouillard), Claude
Lanzmann ou Andzrej Wajda (Korczack), quelle place La liste de
Schindler occupe dans cette longue généalogie où chacun de ses éléments, quelle que soit l’époque,
a toujours provoqué le débat, voire la polémique.
Nicolas Livecchi ne penche jamais en faveur d’une option plutôt qu’une autre : au sujet du film de Lanzmann, il
rappelle que contrairement aux idées reçues, sa sécheresse comme sa très longue
durée n’ont jamais été disqualifiant auprès d’un jeune public à qui on le proposait dans un cadre scolaire. Bien au contraire, nombreux ont été
ceux qui ont regretté qu’on ne le leur montre qu’en extraits. Il note simplement ce que Lanzmann n’a pas pu (ou voulu) voir dans le geste du cinéaste américain, à savoir une mise en forme de l’indicible
par la fiction, et surtout par la mise-en-scène. C’est la deuxième partie de ce livre, particulièrement brillante et l'auteur, analyste filmique de
premier ordre, explique par le menu la force d’impact de certaines séquences du
film (la rafle du ghetto de Varsovie, le rôle de la petite
fille en rouge, les revirements caractériels du nazi Amon Goeth incarné par Ralph Fiennes), par le souci
du cadre, du hors-champ, du second-plan, de certains mouvements de caméra,
jamais décidés au hasard et qui proposent ici une certaine « morale du
travelling"* que tout cinéphile devrait se décider à décortiquer avec
attention. Pour ça, il faut bien sûr revoir le film, à moins de l’avoir déjà vu
plusieurs fois et d’en garder un souvenir vivace.
Nicolas Livecchi explique à merveille les
rouages et les principes de la mise-en-scène de Spielberg, toutes choses que le
faste et le spectaculaire du système du cinéaste américain (le sublime noir-et-blanc de
Janusz Kaminski, la musique bouleversante de John Williams, la performance des comédiens,
la puissance émotionnelle du sujet) pourraient facilement occulter. On aura
rarement lu une analyse aussi détaillée de séquences entières d’un film de
Spielberg, et la lecture de ces pages nous confortera dans cet idée que, oui, cet homme est décidément un très grand cinéaste.
Pour sortir du cadre de la cinéphilie de pointe, qui
au fond ne concerne que peu de monde, il faut relever l’importance de ce livre
pour ce qu’il dit, dans sa première partie, sur les particularités de chaque type d'art pour parler de l’Holocauste. Son analyse, qui fuit les basses querelles
et se refuse à taxer d’immoral ce qui n’est qu’inexactitudes ou maladresses (à l’inverse
de Claude Lanzmann, toujours prompt à sortir de ses gonds sur le sujet), livre bon nombre d’explications éclairantes sur les limites et avantages de
certains mediums sur d’autres (dans son génial graphic-novel Maus, Art
Spiegelman peut, par exemple, dessiner des chats-nazis balancer des bébés
souris-juifs contre les murs ou les exécuter à la baïonnette, ce que Spielberg
n’a jamais pu se résoudre à filmer avec des comédiens en chair et en os).
Voici un livre passionnant (et pas du tout réservé aux seuls historiens, cinéphiles ou enseignants), qui explique à merveille pourquoi, et comment,
une œuvre peut supporter l’indicible, quelle qu'en soit la forme, mais
pourvu qu’elle soit pensée de manière solide. Une belle démonstration.
* (à opposer au fameux « travelling du kapo »
abjuré par un Jacques Rivette alors critique aux « Cahiers du Cinéma »
et très énervé, à propos d’un film de Gilles Pontecorvo sur les camps, aujourd'hui bien oublié)
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