27/03/2016

LA DOULEUR PORTE UN COSTUME DE PLUMES de Max Porter


Amateurs de romans qui bousculent et sortent des sentiers battus, ce livre est pour vous. Aux autres, je conseillerai peut-être cette fois de passer leur chemin, ce texte étant dérangeant à bien des égards. Premier opus d’un jeune éditeur britannique, La Douleur porte un costume de plumes est un texte hybride, inclassable, inédit. Un ovni littéraire. Roman, conte, fable contemporaine ou long poème? On ne saurait dire, tant il est étonnant et singulier. Le titre, somptueux, s’inspire des vers de la grande Emily Dickinson et ne pouvait être mieux choisi : « L'espoir porte un costume de plumes, se perche dans l'âme et inlassablement chante un air sans paroles; mais c'est dans la tempête que son chant est le plus doux ». C’est un de ces textes qui vous oblige à sortir de votre zone de confort et ce n’est pas toujours facile, même pour qui les affectionne. Un texte qui montre bien l'un des pouvoirs extraordinaires de la fiction: transformer la plus douloureuse des épreuves -ici celle du deuil- en une expérience sacrée et lumineuse. L’auteur convoque ici une figure bien connue de la littérature, l'oiseau noir cher à Edgar Poe, j’ai nommé le corbeau, pour aborder le thème délicat de la perte d’un être cher. Et après avoir refermé ce livre, il ne fait aucun doute pour moi: c’est un coup de maître.
« Je me suis laissé aller, résigné, et j’aurais voulu que ma femme ne soit pas morte. J’aurais voulu ne pas me retrouver terrifié et enlacé par un oiseau géant dans mon entrée. J’aurais voulu ne pas faire une fixation là-dessus alors que la plus grande tragédie de ma vie venait de se produire. C’était des désirs factuels. C’était amer et miraculeux. J’y voyais un peu clair. 
Bonjour Corbeau, j’ai dit. Ravi de faire enfin ta connaissance. »

Elle vient de mourir brutalement, l’épouse bien-aimée, la mère tant chérie. Le père et ses deux garçons se retrouvent seuls dans l’appartement londonien. La famille et les amis sont retournés à leur vie et le jeune veuf n’est plus qu’un somnambule, vide, dévasté de chagrin. Quant aux enfants, ils n'arrivent pas à comprendre pourquoi le monde ne s’est pas arrêté de tourner. Maman n’est plus là. Maman est morte. Où sont les pompiers ? Pourquoi les sirènes ne hurlent-elles pas? Les voilà enfermés dans leur mutisme, anesthésiés par la douleur, vivants mais à demi seulement, amputés d’une part d’eux-mêmes et pas la moindre. La compagne, l’amie, la mère, l’Amour, n’est plus. Une tristesse infinie, écrasante, a envahi tout leur être et les étreint jusqu'à les étouffer, jusqu'à faire exploser leur cœur. L’appartement jadis plein de cris et de rires n’est plus que silence, béance. De quelle manière survit-on à la mort de l’être aimé? A la disparition d’une mère ? Est-ce seulement possible ?
Et voilà qu’un coup de sonnette retentit un soir et qu’Il se présente à la porte. Ni un voisin, ni un ami, ni même un membre de la famille mais un CORBEAU. Oui Messieurs Dames ! Un corbeau. Immense -deux mètres de haut- majestueux, hirsute, aussi noir que la nuit. Croâ. croâ. croâ. Croyez-vous cela possible? Ma foi pourquoi pas, surtout quand on sait que le père essaye de terminer un livre sur le poète anglais Ted Hugues et qu’il est obsédé par son poème « corbeau »! En tout cas, l'oiseau débarque sans crier gare, dans un grand bruissement d'ailes et de plumes.

CHHHHHHHHHT.
Chhhhhhhhhht.

Réalité ou chimère ? Hallucination collective -familiale plutôt- liée à l’absence, ou corvidé géant de plumes et d’os ? Nul ne le sait. Et qu'importe, si la présence du noir emplumé peut permettre à ces trois êtres brisés de reprendre pied. Quoi qu'il en soit, il est là et bien là, imposant, puant, duveteux, bavard. Car ce Maître Corbeau là ne croasse pas, ou pas seulement: il est doté de parole. L'encombrant volatile investit illico les lieux et même le lit de son hôte. Mais que Diable vient-il faire ici ? Il est tout simplement venu aider papa et les enfants à traverser cette terrible épreuve...
Mary Poppins en costume de plumes, thérapeute à deux pattes, humoriste au bec et à la langue acérés, boussole ailée, ange-gardien en toge noire, il est polyvalent à l’envie. Il est, dit-il, «excuse, ami, deus ex machina, blague, symptôme, fiction, spectre, béquille, jouet, revenant, bâillon, psychanalyste et baby-sitter». Une telle perle, gratuitement et à demeure, est-ce possible ? Notre oiseau va donc s’immiscer dans la vie de la famille endeuillée, veillant sur tout ce petit monde, tenant la maison, s’occupant de tout comme la plus fidèle des gouvernantes. Il devient le pilier du foyer et le pivot du texte ; celui qui va insuffler à nouveau la vie aux personnages et donner le rythme à la narration. Déployant des trésors d’ingénuité pour ramener à la lumière nos trois oisillons blessés. Pour combler le vide, colmater les brèches et permettre à chacun d’extérioriser sa souffrance. Incarnation géniale de la douleur profonde du père et de son obsession pour Ted Hugues et Sylvia Plath (qui s’est donné la mort), Corbeau est aussi un déversoir bienvenu pour les petits qu’il écoute, console, câline, amuse. Il est autant ami qu’ennemi, protecteur que tyran, tendresse que cruauté, sagesse que provocation. Pérorant, usant parfois d'un charabia déroutant, il possède un humour ravageur et contagieux. Il est à la fois larmes et rires, ombre et lumière, mort et vie. Avec son insolence, sa gouaille, ses facéties, sa vulgarité choquante (attendez-vous à quelques grands moments), il démolit et reconstruit ce qui peut l’être, empêchant les personnages et le lecteur de sombrer. Et il ne disparaîtra qu'une fois le goût de vivre retrouvé et sa mission accomplie.

CHHHHHHHHHT.
Chhhhhhhhhht.

Cette figure mythologique  du corbeau messager, guide de l’âme, Max Porter l’a donc empruntée à Ted Hughes, époux de la grande Sylvia Plath, qui lui consacra en 1966 un de ses recueils les plus célèbres.  

« Qui est plus fort que l’espoir ? La mort.
Qui est plus fort que la volonté ? La mort. 

Plus fort que l’amour ? La mort. 

Plus fort que la vie ? La mort.

Mais qui est plus fort que la mort ?


Moi, évidemment.

Admis, Corbeau. »


Mais pas seulement, car l’oiseau noirtoujours été très présent dans les cultures, littératures, contes et légendes du monde entier. D'abord fripon, héros qui contribue à la création de l'homme, il acquiert au fil du temps une bien mauvaise réputation: son plumage de jais, son cri rauque et sa nécrophagie effrayent. On le diabolise progressivement dans l’Europe chrétienne et lui colle une étiquette « d’oiseau de mauvais augure ». L'âme damnée de la sorcière, le bouffeur de cadavres, le visage masqué de la Peste, les oiseaux d’Hitchcock, l’annonciateur de mauvais présage, c’est lui! Roulez tambours, sonnez trompettes, Maître Corbeau reprend ici son rôle d’ange gardien, d’oiseau magique et bienveillant, de sauveur, et c’est heureux.

L’on ne peut évidemment parler du texte sans évoquer l’inventivité, l’originalité de la plume sinon des plumes (au passage, chapeau bas à l’incroyable et puissante traduction de Charles Recoursé). Certes, on peut hésiter à se lancer, partagé entre curiosité et méfiance. Car Max Porter nous entraîne dans des contrées inconnues, rarement explorées; il fait appel à notre imagination, à notre ouverture et à notre souplesse autant qu'à notre sensibilité. Mais croâyez-moi, on s’immerge très vite dans son univers baroque. Le jeune auteur joue habilement avec la typographie, l’espace, les mots et nous, bien sûr, avec intelligence et finesse. Sa prose ébouriffante vous fait monter les larmes aux yeux et vous prend aux tripes entre deux éclats de rire. Rien dans ce livre n'est banal, tout est neuf, pensé, pesé, maîtrisé jusque dans les maladresses. Chaque mot est à sa place, chaque phrase se déroule dans un style minimaliste mais puissant. Chacune des trois voix qui s’élèvent (le père, les gamins qui ne font qu’un et Corbeau) est profondément marquée, incarnée, habilement différenciée. Chacun des cheminements intérieurs du veuf et des deux orphelins est parfaitement restitué. Et tandis que les pensées se bousculent et que les mots sortent, le manque, les regrets, la colère et tous les sentiments enfouis enfin s’expriment, enfin résonnent, enfin se libèrent. Jusqu'à ce que la lumière retrouve le chemin des cœurs... 

Oui, l’écriture et la parole ont un immense pouvoir salvateur, et nul ne le sait mieux que Max Porter. Car cette histoire est inspirée de la sienne, Max et son frère ayant perdu leur père lorsqu'ils étaient enfants. Ce roman atypique, un peu fou, nécessaire sans doute, est à la fois un somptueux hommage au père disparu et au frère, un hommage à Ted Hughes et à Sylvia Plath et un hymne aux mots. Bouleversant mais sans pathos, il est empreint de tendresse, d’humour, d’amour et distille une lumière aussi bienfaisante qu’inattendue. Entre puissance de l’imaginaire et pouvoir libérateur du verbe, ce texte insolent, poétique, vivant, cru, beau, est une révélation. Une expérience de lecture unique et puissante pour qui décide d'aller voir ailleurs et autrement. Est-il libre, Max, depuis lors? Souhaitons-le pour lui. Et souhaitons aussi qu'il ne s’arrête pas en si bon chemin, car il a sans doute encore bien des choses à dire et à nous faire vivre.
Papa

Elle n'utilisera plus jamais (son maquillage, le curcuma, sa brosse à cheveux, le dictionnaire).
Elle ne terminera jamais (son roman de Patricia Highsmith, le beurre de cacahuètes, le baume à lèvres).
Et je n'irai plus lui dénicher des livres pour son anniversaire.
J'arrêterai de trouver ses cheveux.
J'arrêterai de l'entendre respirer.



Signé : Moneypenny  

3 commentaires:

  1. Excellent, Monneypenny !

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  2. Voilà qui donne bien envie de vous croâre et de faire connaissance avec ce curieux volatile.

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  3. Vous déchirez Moneypenny !

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