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24/08/2016

LES SORCIERES DE LA REPUBLIQUE de Chloé Delaume

Au cœur de cette période que j’exècre  pour son hypocrisie totale (j'ai décidé de façon totalement arbitraire de commencer tous mes articles sur les livres sortis à cette date, de cette manière, veuillez par avance me pardonner) - la rentrée littéraire- lire Les sorcières de la République c'est un peu comme assister à un spectacle total, vertigineusement réussi, au cours duquel on aurait envie de crier "mais quel miracle mon dieu !"

Chloé Delaume que j'avais déjà lu mais que j'avais surtout vu sur scène et dont la générosité m'avait très largement séduite, signe là, un roman dont je vais avoir bien du mal à vous exposer l'enthousiasme qu'il a suscité pour moi.

Je vais donc commencer par me tenir à la rampe des faits. 2062, en France. Au (feu) stade de France, nous assistons yeux écarquillés au procès de la Sibylle. Reprenons, en 2012, comme la fin du monde n'a pas eu lieu, le Parti du Cercle (soit les déesses grecques descendues de l'Olympe) instaurent un matriarcat et place en présidente de la république Elisabeth Ambrose. Sauf que trois ans plus tard, soit en 2020, la population vote pour Le Grand Blanc : une amnésie collective de trois années, ni plus, ni moins. Revenons en 2062 au feu stade de France, la Sibylle (Parti du Cercle) est jugée pour cet acte. Le président de la république est alors Barnabé Pouguel-Castelain. Un jeune homme adoré par la population.

Delaume construit son roman sur des chapitres qui à eux tous constituent les 5 jours et 5 nuits du procès.
Les sous-chapitres peuvent être les commentaires de la journaliste télé (type BFM) qui travaille 24h/24h. D'autres les interventions de la Sibylle qui retrace le cheminement de son parti et justifie la proposition du référendum pour ou contre le Grand Blanc. D'autres encore des messages envoyés par l'Etat pour nettoyer les cerveaux ! Ainsi ces sous-chapitres peuvent s'intituler #live, ou #load ou encore #warning.

Là, là, vous le percevez le savant mélange mythologie/présent/futur si proche que l'on finirait presque par le gober tout cru ? Vous l'apercevez cette boucle historique que nous met sous le nez Delaume au sommet de son art ?

Ecoutez, c'est pas compliqué, l'image qui me vient systématiquement quand je souhaite parler de ce roman à mes proches, c'est le cerveau de l'auteur branché sur des machines ! C'est 2000 ans d'histoire des femmes et de leur oppression qu'elle aurait à elle seule absorbé aussi ! Il en résulte une lecture qui fait pousser des petits cris jubilatoires, des cris d'effrois, des cris perçants, des hurlements de rire ! L'antidote ? Une seconde lecture crayon en main, où l'on s'arrête à chaque page, pour noter, souligner, entourer ! Mais quelle justesse, quelle clairvoyance et lucidité sur notre époque. Le mystère résidant dans le fait que l'auteur n'aurait oublié aucune ramification de notre société malade : attentats, politiques, outils de communication, consommation, famille, morale, éthique, sexualité etc...
Dieu du ciel, mais où habite donc le dealer génial de Delaume ?
Il me faut, oui, il me faut son adresse ! Là, voyez-vous, si nous étions dans le roman, un message de prévention contre les méfaits de la drogue surgirait, il serait suivi d'un conseil de visionnage de vidéo de chaton, histoire d’apaiser nos cerveaux choqués !

Du pur délire de haute volée, réussi comme ce n'est pas permis, écrit d'une main de grandE maître. A moins qu'il ne s'agisse d'une prêtresse, allez savoir !

18/08/2016

À LA FIN LE SILENCE de Laurence Tardieu

Laurence Tardieu a pour habitude de "murmurer" des histoires de vie qui me bousculent, me touchent, m'agrippent... À la fin le silence ne m'a absolument pas déçue.

La narratrice, enceinte de quelques mois, se prépare à vendre sa maison d'enfance, elle veut écrire l'histoire de cette maison, sa famille, ses parents, sa mère, ses grands parents italiens, les odeurs, elle veut tout nous raconter ... pour ne rien oublier, et rapidement, je sais qu'elle nous emmène au plus profond de nous, le 7 janvier à midi dix, dans les bureaux de Charlie Hebdo.

Nous allons revivre avec elle ce basculement vers l'horreur, ce basculement vers la peur. En état de sidération, l'écriture perd toute ponctuation jusqu'à nous rendre ivres de mots .

" Depuis le 7 janvier, tout est devenu poreux, l'effondrement s'est infiltré jusque sous ma peau. Le monde m'est rentré sous la peau. "

Et la vie continue, ponctuée par la terreur des attentats et ... de cet enfant qui va naître... 

Laurence Tardieu nous offre l'occasion de pleurer tous ensemble sur le monde devenu fou puis de relever la tête bien haute pour lutter contre cette guerre barbare qui nous a piqué notre innocence !
 signé: Mère grand

CHANSON DOUCE de Leila Slimani

Dans le jardin de l'ogre son premier roman paru chez Gallimard , Leïla Slimani nous avait fait la promesse de devenir une auteure à ne pas perdre de vue ... 

Cette année, elle confirme donc ce que je pensais avec Chanson Douce ! Cette femme a du talent !

D'un fait divers sordide, elle va autopsier toute la société : Louise est une nounou exemplaire, elle va s'occuper de deux bambins issus d'une famille quasi idéale (si on ne regarde pas trop dans les coins ...) elle va devenir le rouage indispensable au mécanisme fragile de cette famille. 

Roman très court et percutant , Leïla Slimani marque de son empreinte cette rentrée littéraire.






Signé : Mère Grand

10/07/2016

CANNIBALES de Régis Jauffret

"L'amour, c'est la seule chose qu'on ne sache pas. Cependant, quelque part, quelqu'un est aimé par quelqu'un.
Personne ne prouvera jamais que ce n'est pas nous."


Cannibales, c'est sûrement l'ovni de cette rentrée littéraire, où comment Régis Jauffret décide de nous parler d'amour. L'amour fou, l'amour qui rend fou ... 
Avec une effervescence et une explosion de mots, il nous rend ivre de cet amour là...vous savez : le dernier, le terminé, celui qui nous a mis par terre, qui nous fait rêver de douce vengeance. 

Noémie va échanger des lettres avec la mère de l'homme perdu. Des moments fulgurants d'intelligence jusqu'à la folie de l'histoire, en passant par des rires que je me suis étonnée d'avoir au détour de certaines pages. 

Bref ! 

Ce roman est un couteau à double lame : un côté tranchant à souhait (à reconnaître l'odeur du sang....) et un côté soyeux et lisse comme l'amour peut l'être parfois. (C'est presque comme une guimauve à la violette qui fondrait délicatement dans la bouche ....)






Signé : Mère Grand

27/03/2016

LA DOULEUR PORTE UN COSTUME DE PLUMES de Max Porter


Amateurs de romans qui bousculent et sortent des sentiers battus, ce livre est pour vous. Aux autres, je conseillerai peut-être cette fois de passer leur chemin, ce texte étant dérangeant à bien des égards. Premier opus d’un jeune éditeur britannique, La Douleur porte un costume de plumes est un texte hybride, inclassable, inédit. Un ovni littéraire. Roman, conte, fable contemporaine ou long poème? On ne saurait dire, tant il est étonnant et singulier. Le titre, somptueux, s’inspire des vers de la grande Emily Dickinson et ne pouvait être mieux choisi : « L'espoir porte un costume de plumes, se perche dans l'âme et inlassablement chante un air sans paroles; mais c'est dans la tempête que son chant est le plus doux ». C’est un de ces textes qui vous oblige à sortir de votre zone de confort et ce n’est pas toujours facile, même pour qui les affectionne. Un texte qui montre bien l'un des pouvoirs extraordinaires de la fiction: transformer la plus douloureuse des épreuves -ici celle du deuil- en une expérience sacrée et lumineuse. L’auteur convoque ici une figure bien connue de la littérature, l'oiseau noir cher à Edgar Poe, j’ai nommé le corbeau, pour aborder le thème délicat de la perte d’un être cher. Et après avoir refermé ce livre, il ne fait aucun doute pour moi: c’est un coup de maître.
« Je me suis laissé aller, résigné, et j’aurais voulu que ma femme ne soit pas morte. J’aurais voulu ne pas me retrouver terrifié et enlacé par un oiseau géant dans mon entrée. J’aurais voulu ne pas faire une fixation là-dessus alors que la plus grande tragédie de ma vie venait de se produire. C’était des désirs factuels. C’était amer et miraculeux. J’y voyais un peu clair. 
Bonjour Corbeau, j’ai dit. Ravi de faire enfin ta connaissance. »

Elle vient de mourir brutalement, l’épouse bien-aimée, la mère tant chérie. Le père et ses deux garçons se retrouvent seuls dans l’appartement londonien. La famille et les amis sont retournés à leur vie et le jeune veuf n’est plus qu’un somnambule, vide, dévasté de chagrin. Quant aux enfants, ils n'arrivent pas à comprendre pourquoi le monde ne s’est pas arrêté de tourner. Maman n’est plus là. Maman est morte. Où sont les pompiers ? Pourquoi les sirènes ne hurlent-elles pas? Les voilà enfermés dans leur mutisme, anesthésiés par la douleur, vivants mais à demi seulement, amputés d’une part d’eux-mêmes et pas la moindre. La compagne, l’amie, la mère, l’Amour, n’est plus. Une tristesse infinie, écrasante, a envahi tout leur être et les étreint jusqu'à les étouffer, jusqu'à faire exploser leur cœur. L’appartement jadis plein de cris et de rires n’est plus que silence, béance. De quelle manière survit-on à la mort de l’être aimé? A la disparition d’une mère ? Est-ce seulement possible ?
Et voilà qu’un coup de sonnette retentit un soir et qu’Il se présente à la porte. Ni un voisin, ni un ami, ni même un membre de la famille mais un CORBEAU. Oui Messieurs Dames ! Un corbeau. Immense -deux mètres de haut- majestueux, hirsute, aussi noir que la nuit. Croâ. croâ. croâ. Croyez-vous cela possible? Ma foi pourquoi pas, surtout quand on sait que le père essaye de terminer un livre sur le poète anglais Ted Hugues et qu’il est obsédé par son poème « corbeau »! En tout cas, l'oiseau débarque sans crier gare, dans un grand bruissement d'ailes et de plumes.

CHHHHHHHHHT.
Chhhhhhhhhht.

Réalité ou chimère ? Hallucination collective -familiale plutôt- liée à l’absence, ou corvidé géant de plumes et d’os ? Nul ne le sait. Et qu'importe, si la présence du noir emplumé peut permettre à ces trois êtres brisés de reprendre pied. Quoi qu'il en soit, il est là et bien là, imposant, puant, duveteux, bavard. Car ce Maître Corbeau là ne croasse pas, ou pas seulement: il est doté de parole. L'encombrant volatile investit illico les lieux et même le lit de son hôte. Mais que Diable vient-il faire ici ? Il est tout simplement venu aider papa et les enfants à traverser cette terrible épreuve...
Mary Poppins en costume de plumes, thérapeute à deux pattes, humoriste au bec et à la langue acérés, boussole ailée, ange-gardien en toge noire, il est polyvalent à l’envie. Il est, dit-il, «excuse, ami, deus ex machina, blague, symptôme, fiction, spectre, béquille, jouet, revenant, bâillon, psychanalyste et baby-sitter». Une telle perle, gratuitement et à demeure, est-ce possible ? Notre oiseau va donc s’immiscer dans la vie de la famille endeuillée, veillant sur tout ce petit monde, tenant la maison, s’occupant de tout comme la plus fidèle des gouvernantes. Il devient le pilier du foyer et le pivot du texte ; celui qui va insuffler à nouveau la vie aux personnages et donner le rythme à la narration. Déployant des trésors d’ingénuité pour ramener à la lumière nos trois oisillons blessés. Pour combler le vide, colmater les brèches et permettre à chacun d’extérioriser sa souffrance. Incarnation géniale de la douleur profonde du père et de son obsession pour Ted Hugues et Sylvia Plath (qui s’est donné la mort), Corbeau est aussi un déversoir bienvenu pour les petits qu’il écoute, console, câline, amuse. Il est autant ami qu’ennemi, protecteur que tyran, tendresse que cruauté, sagesse que provocation. Pérorant, usant parfois d'un charabia déroutant, il possède un humour ravageur et contagieux. Il est à la fois larmes et rires, ombre et lumière, mort et vie. Avec son insolence, sa gouaille, ses facéties, sa vulgarité choquante (attendez-vous à quelques grands moments), il démolit et reconstruit ce qui peut l’être, empêchant les personnages et le lecteur de sombrer. Et il ne disparaîtra qu'une fois le goût de vivre retrouvé et sa mission accomplie.

CHHHHHHHHHT.
Chhhhhhhhhht.

Cette figure mythologique  du corbeau messager, guide de l’âme, Max Porter l’a donc empruntée à Ted Hughes, époux de la grande Sylvia Plath, qui lui consacra en 1966 un de ses recueils les plus célèbres.  

« Qui est plus fort que l’espoir ? La mort.
Qui est plus fort que la volonté ? La mort. 

Plus fort que l’amour ? La mort. 

Plus fort que la vie ? La mort.

Mais qui est plus fort que la mort ?


Moi, évidemment.

Admis, Corbeau. »


Mais pas seulement, car l’oiseau noirtoujours été très présent dans les cultures, littératures, contes et légendes du monde entier. D'abord fripon, héros qui contribue à la création de l'homme, il acquiert au fil du temps une bien mauvaise réputation: son plumage de jais, son cri rauque et sa nécrophagie effrayent. On le diabolise progressivement dans l’Europe chrétienne et lui colle une étiquette « d’oiseau de mauvais augure ». L'âme damnée de la sorcière, le bouffeur de cadavres, le visage masqué de la Peste, les oiseaux d’Hitchcock, l’annonciateur de mauvais présage, c’est lui! Roulez tambours, sonnez trompettes, Maître Corbeau reprend ici son rôle d’ange gardien, d’oiseau magique et bienveillant, de sauveur, et c’est heureux.

L’on ne peut évidemment parler du texte sans évoquer l’inventivité, l’originalité de la plume sinon des plumes (au passage, chapeau bas à l’incroyable et puissante traduction de Charles Recoursé). Certes, on peut hésiter à se lancer, partagé entre curiosité et méfiance. Car Max Porter nous entraîne dans des contrées inconnues, rarement explorées; il fait appel à notre imagination, à notre ouverture et à notre souplesse autant qu'à notre sensibilité. Mais croâyez-moi, on s’immerge très vite dans son univers baroque. Le jeune auteur joue habilement avec la typographie, l’espace, les mots et nous, bien sûr, avec intelligence et finesse. Sa prose ébouriffante vous fait monter les larmes aux yeux et vous prend aux tripes entre deux éclats de rire. Rien dans ce livre n'est banal, tout est neuf, pensé, pesé, maîtrisé jusque dans les maladresses. Chaque mot est à sa place, chaque phrase se déroule dans un style minimaliste mais puissant. Chacune des trois voix qui s’élèvent (le père, les gamins qui ne font qu’un et Corbeau) est profondément marquée, incarnée, habilement différenciée. Chacun des cheminements intérieurs du veuf et des deux orphelins est parfaitement restitué. Et tandis que les pensées se bousculent et que les mots sortent, le manque, les regrets, la colère et tous les sentiments enfouis enfin s’expriment, enfin résonnent, enfin se libèrent. Jusqu'à ce que la lumière retrouve le chemin des cœurs... 

Oui, l’écriture et la parole ont un immense pouvoir salvateur, et nul ne le sait mieux que Max Porter. Car cette histoire est inspirée de la sienne, Max et son frère ayant perdu leur père lorsqu'ils étaient enfants. Ce roman atypique, un peu fou, nécessaire sans doute, est à la fois un somptueux hommage au père disparu et au frère, un hommage à Ted Hughes et à Sylvia Plath et un hymne aux mots. Bouleversant mais sans pathos, il est empreint de tendresse, d’humour, d’amour et distille une lumière aussi bienfaisante qu’inattendue. Entre puissance de l’imaginaire et pouvoir libérateur du verbe, ce texte insolent, poétique, vivant, cru, beau, est une révélation. Une expérience de lecture unique et puissante pour qui décide d'aller voir ailleurs et autrement. Est-il libre, Max, depuis lors? Souhaitons-le pour lui. Et souhaitons aussi qu'il ne s’arrête pas en si bon chemin, car il a sans doute encore bien des choses à dire et à nous faire vivre.
Papa

Elle n'utilisera plus jamais (son maquillage, le curcuma, sa brosse à cheveux, le dictionnaire).
Elle ne terminera jamais (son roman de Patricia Highsmith, le beurre de cacahuètes, le baume à lèvres).
Et je n'irai plus lui dénicher des livres pour son anniversaire.
J'arrêterai de trouver ses cheveux.
J'arrêterai de l'entendre respirer.



Signé : Moneypenny