09/11/2020

SATURNE de Sarah Chiche

Restitution d'une interview accordée à Range le Sas, pour Divergence FM lors de la venue de Sarah Chiche à Montpellier. Vous pouvez écouter l'interview en cliquant ICI 

Range Le Sas : Vous avez présenté le 15 octobre à la librairie La cavale, Saturne, votre dernier roman paru au Seuil pour/en cette rentrée littéraire 2020.

Il arrive après Les enténébrés, ça c'était en 2019 , mais aussi après L'inachevée et L'emprise, ça c'était en 2008 et 2010.Vous avez aussi publié plusieurs essais, sur Pessoa et sur le cinéma de Michael Haneke. Vous êtes psychologue clinicienne et psychanalyste. Avant tout chose, je tenais, mais alors vraiment très personnellement, à vous remercier pour la beauté et la force de cette langue, la vôtre. Cette musique, ces musiques et ces langues ! Dans Saturne, la narratrice est portée par un je, J E cette fois, enfin l'autre fois aussi, on pourrait penser d'elle qu'elle est aussi la narratrice des Enténébrés mais rien n'oblige non plus de le penser.

Est-ce que vous vous diriez de cette narratrice, et de ce roman du coup, qu'il est votre champs, votre espace, pour continuer à monter cette scène, ces personnages, cette histoire, autour de cette narratrice ?

Sarah Chiche : Oh ce qui est certain c'est que si j'aime beaucoup Fernando Pessoa, lui qui a chanté les vertus de l’hétéronyme et de la diffraction des identités, ce n'est pas un hasard, et au fond, dans chaque livre, j'essaye d'inventer une forme différente.

Vous avez parlé des Enténébrés, vous avez parlé de Saturne. Il est vrai que l'on peut retrouver dans Saturne, notamment via le personnage de Eve, personnage que l'on a déjà rencontré dans Les enténébrés. Pour autant il s'agit d'univers radicalement différents et d'une énonciation et d'une écriture tout à fait différentes.

Dans Saturne, il m'importait de raconter l'histoire de nos deuils : deuil intime et collectif, deuil d'un pays perdu, deuil de l'enfance, deuil des fictions qu'on peut se raconter sur les parents, mais aussi deuil de ces êtres que nous n'avons pas pu enterrer. Deuil de ces morts qui, quand ils étaient vivants, que nous n'avons pas pu aimer, qu'on trouvait insupportables quand ils étaient vivants et puis, quand ils disparaissent, c'est leur disparition qui devient insupportable.

C'est cela au fond que je voulais raconter, et la question de qui JE suis, dès lors, n'a aucune importance.

RLS : Saturne traite, sur fond de fuite d'Algérie - mais l'Algérie est aussi présentée dans Saturne, comme un personnage un pays qui a aussi été un éden, on va y revenir, un paradis perdu - mais il faut fuir ce pays, parce qu'il est en guerre. Donc il traite ce roman, de la chute d'un empire, celui d'une famille, la famille de cette narratrice. Le roman s'ouvre sur la mort de l'un des fils de cette famille. Il s'appelle Harry, il est la père de la narratrice. Elle a 15 mois, il en a 34 , et finalement ils vont se mettre à se hanter l'un l'autre, en ne sachant pas qui hante qui ? C'est ma façon à moi, lectrice de le présenter ce roman. Vous, comment vous en parlez et comment vous présentez le « prétexte narratif », si vous me permettez l'expression ?

SC : Oui Saturne se compose de deux parties qui sont les deux faces d'une même planète, la planète de Saturne que l'on pourrait visiter, c'est la planète des mélancoliques. Première partie, c'est l'histoire de cet homme qui meurt très jeune à l'âge de 34 ans. Dans sa famille, c'est le roman de la trop grande richesse matérielle, jamais vécue comme une force aventureuse, mais toujours comme une force de mort. C'est cette famille qui, au terme d'une guerre qui longtemps n'a pas dit son nom, va être contrainte de fuir l'Algérie, où ils vont tout perdre. Mais ils ne veulent pas perdre et, au fond, pour tout reconstruire à l'identique et gommer le cadavre de la perte, ils vont édifier en France un immense empire médical et leurs deux fils vont être assignés à poursuivre cela. L'aîné va le faire en devenant à son tour un grand médecin et un grand patron de clinique mais le cadet, Harry, le père de la narratrice, est tout autre : il est taiseux, il est rêveur, il est non conforme à son milieu social. Donc première partie, c'est le roman de la fortune d'empire et la deuxième partie s'oppose en tous points à cela.

La deuxième partie, c'est l'histoire d'une dépossession mélancolique où je/JE reprends la parole pour raconter l'essence d'une enfance endeuillée : qu'est-ce que c'est de grandir quand la personne qui vous a donné le jour est depuis toujours dans la nuit, quand vous ne vous souvenez pas l'avoir vu ni vivant ni mort… Et bien, pour un enfant endeuillé, ça créé un drôle de rapport au monde, où vous-même vous ne savez pas très bien si vous êtes vivant ou mort, ou ni l'un ni l'autre et ça créé les conditions d'une hantise. Vous l'avez dit, Harry, le père, hante Sarah sa fille, mais Sarah , sa fille, est aussi en quelque sorte le fantôme de Harry. Et ces conditions d'un drôle de rapport au monde, d'une hantise, ça finit pas créer les conditions d'une écriture, oui.

RLS : Alors, de ce titre que vous avez choisi jusqu'à l'intérieur du roman, les références aux mythes, ces mythes qui sont fondateurs de nos sociétés, de nos cultures, mais aussi de nos littératures, sont partout.

Saturne, on le sait, c'est ce dieu qui mange son fils. Ces deux frères pourraient aussi être vus comme Abel et Caïn. Est-ce que vous diriez que ces mythes vous nourrissent vous-même en tant qu'auteure ou nous nourrissent tous collectivement quoi qu'il arrive et du coup, la question, qui va avec, est comment l'écriture est entrée dans votre vie ?

SC : Et bien, ces mythes, je crois, ce sont des mythes qui nous nourrissent, en tout cas dans la culture occidentale. C'est vrai que ces deux frères, Armand et Harry, qui vont s'aimer et se haïr, se déchirer, mais aussi s'aider à d'autres moments de leur vies. Qui vont se déchirer autour d'une femme finalement, Eve ! C'est pas un hasard si elle s'appelle Eve aussi, c'est la figure de la discorde, la figure de la beauté pécheresse. Ces deux frères, effectivement j'ai voulu les peindre tels Caïn et Abel. On le voit quand on les rencontre dans l'éden algérien. Ce n'est pas un hasard si on retrouve ces deux enfants heureux dans un arbre au début, vous voyez... Après, il y a la chute originelle, la chute de l'arbre. Au fond, c'est vrai que le livre est composé en permanence par des mythes. Une autre figure qui m'a beaucoup intéressée, c'est la figure de Hamlet, qui est présente en filigrane dans le roman, notamment dans la scène de l'enterrement de Harry où, tout à coup, il y a quelques vers de l'acte I, scène 5, au moment où Hamlet est confronté au spectre de son père, que j'ai glissés dans le roman.

Je dirais que l'écriture est venue très tôt dans l'enfance, elle est venue comme un recours face à l'absurdité du grand théâtre du monde, face à ces excès auxquels on peut se confronter dans l'enfance quand on voit les adultes interagir, quand on prend conscience aussi de la violence du monde, de la violence sociale, de la violence des temps et que cela est vraiment trop grand pour nous et que ça nous terrorise et qu'on se retrouve le soir dans son lit très seul et très démuni et qu'on commence à s'inventer des fictions dans le noir d'une chambre pour [ne] pas mourir de peur et [ne] pas mourir de désolation d'être aussi petit et si impuissant.

RLS : Si vulnérable !

SC : Ou, si vulnérable, absolument !

RLS : Alors Saturne évidemment c'est la mélancolie.

On passe de Harry, qui est cet enfant ultra sensible au milieu de cet empire, qui est une sorte de mouton noir en somme, à la narratrice qui, dans la seconde partie vous l'évoquiez tout à l'heure, s'effondrera totalement face à ce que l'on pourrait appeler une sorte de mort de trop – finalement, on n'est pas rôdé à l'exercice - et qui, elle, sombrera dans une dépression profonde à l'âge de 20 ans ; mais qui renaîtra, sauvée par la psychanalyse. La mélancolie est partout. Mais au-delà du fait qu'elle est partout, je dirais qu'elle est revendiquée et c'est peut-être ça qui est très fort dans votre œuvre en fait. Si on part du principe que l'auteur/e est là dans la société pour poser la question, est-ce que vous avez l'impression avec Saturne, mais aussi avec Les enténébrés, que vous posez la question : quelle place laissons-nous à ceux qui sont trop vulnérables, ou même à cette mélancolie qui pourrait faire partie de toutes les vies ?

SC : Oui, c'est la dimension politique je dirais de mon écriture. Le livre Saturne est dédié aux vulnérables et aux endeuillés et cette dédicace m'est venue juste après qu'il a été discuté, l'année dernière, la possibilité qu'on n'allongerait pas le nombre de jours de congé de parents qui viennent de perdre un enfant....au motif qu'on avait bien le droit d'être triste mais [il ne] faudrait pas que ce soit trop fortement et que ça dure trop longtemps.

Parce que si on est endeuillé trop longtemps, on cesse d'être conforme à une norme sociale, on cesse d'être performant, on cesse d'être l'entrepreneur optimiste de sa légende personnelle, et donc du coup, on est un asocial, on est rejeté au ban de la société. Et bien, non ! Je voulais dire que les choses ne se passent pas toujours ainsi, qu'à certains moments de notre existence nous pouvons être plus rien, nous pouvons être des déchets sociaux, et ça ne fait pour autant pas de nous des êtres déficitaires, des êtres qu'il faut stigmatiser, des êtres qu'il faut rejeter.

Je crois que s'agissant du deuil notamment, il y a quelque chose de tout à fait abject : c'est la condescendance et le mépris avec lequel on traite les endeuillés, au motif que, comme je l'ai dit, voilà... « Relève-toi de ça .Il faut faire son deuil », comme on dit : l'expression est abjecte ! On fait les courses, on fait son travail, mais on ne fait pas son deuil. On est fait par le deuil, on fait avec le deuil. Alors, il arrive que certains d'entre nous le traversent et s'en remettent, mais pour d'autres, c'est tout à fait différent. D'autres, plus mélancoliques, se laissent mourir avec leur(s) mort(s), dans leur(s) mort(s). Ce sont des choses qui peuvent arriver au cours d'une existence, et c'est aussi ce que je voulais prendre le risque de raconter dans Saturne.

Oui, je crois qu'aujourd'hui il y a une peur de la littérature de l'obscur, de la littérature de la nuit et de la littérature des ténèbres.

On a tendance à prôner une littérature, vous voyez, très manichéenne, où d'un côté il y aurait des personnages très très gentils et de l'autre des personnages très très méchants. Alors que nous sommes tous profondément complexes, divisés et multiples.

RLS : Tout en nous faisant croire qu'une voie, comme celle du développement personnel, serait la solution. Alors que ça n'autorise toujours pas cette mélancolie : il faut être performant, même dans le fait de se relever ?

SC : Oui, c'est-à-dire que le récit de soi, la légende personnelle du développement personnel, suppose que, oui, si l'on peut s’effondrer à certains moments de notre vie, ça va toujours être une traversée qui, au bout du compte, va aboutir à quelque chose de tout à fait flamboyant et on va devenir à nouveau, redevenir, performant. Il y a cette phrase horrible du développement personnel « être la meilleure version de soi-même » , c'est une conception managériale de l'existence, assez réductrice et assez dégoûtante.

RLS : Alors, moi je dirais aussi - enfin une des lectures que j'ai faites mais vous l'évoquiez également tout à l'heure- est comment on parvient à se construire - ou à se reconstruire, je ne sais pas - suite à la chute d'un empire. Cette narratrice est née dans un empire, on l'a évoqué rapidement, celui de ces cliniques d'abord en Algérie et qui après sont reconstruites en France . Eux, ils ont choisi le soin, pour lutter, on [ne]sait pas trop contre quoi mais pour lutter contre quelque chose. Peut-être pour lutter eux-mêmes contre le poids de leur propre mort ?

Vous qui êtes l'auteure de ces romans-là, vous êtes devenue tout de même une soignante aussi ? Mais aussi une auteure....

Est-ce que vous diriez que leur injonction à eux, c'était le soin, et la vôtre, l'écriture ?

SC : Je crois que mon injonction à moi s'est construite en opposition totale, malgré tout, à cet héritage-là. Oui, parfois, pour se construire, on a besoin de se construire contre nos héritages, et parfois tout contre.

Alors bien évidemment, c'est vrai que in fine, j'ai choisi la vocation du soin. C'est le masque social, c'est le travail. Mon travail de psychologue clinicienne, c'est un travail que je fais de façon très engagée, mais cela reste un travail. Je trouve qu'il est assez réducteur de définir les gens uniquement par leur fonction sociale, leur travail, parce que le fond de l'être c'est l'écriture. Et cela, c'est depuis l'enfance. C'est quelque chose de solitaire. C'est quelque chose que j'ai dû imposer de tout mon être parce que, voilà, je viens d'un milieu où écrire, « c'est pas sérieux », ou alors « ça ne veut rien dire », ou « c'est pas un travail », « c'est pas un métier correct », « c'est pas convenable ».

Et bien oui, écrire c'est pas convenable. Et je suis très contente de continuer à faire cette chose, pas du tout convenable.

RLS : Entre cette famille, Harry et la narratrice – entre ces trois entités – se dresse une sorte d'ange exterminateur à la beauté presque toxique, il s'agit de la mère de la narratrice. A la page 135 de Saturne, on peut lire : « on fait allégeance à la main maternelle, même si elle cogne. C'est aussi elle qui, à la tombée du jour, borde dans le lit, caresse la joue. C'était ma mère, violemment explosive, puis coquille vide, et parfois la plus magnifique des mamans ».

C'est le point de vue de la narratrice, mais finalement qu'est-ce qu'elle leur renvoie ? Ce personnage, qu'est-ce qu'il renvoie à cette lignée de gens très forts et très puissants ? Qui ne sont pas en capacité de...Qui les met face à leurs propres limites  en fait ?

Ils ont dans leurs propres rangs Harry, qui est déjà un personnage fragile. Et finalement, elle, elle va cristalliser toutes leurs limites face à cette différence ?

SC : Oui, c'est cela. C'est-à-dire que quand Eve arrive dans cette famille là, présentée par Harry qui en est éperdument amoureux, elle arrive comme un chien dans un jeu de quilles. Et elle va mettre toute cette famille face à des vérités, face à leurs contradictions et on va les voir dans des scènes, que j'espère assez comiques tout de même, totalement dysfonctionner.

Elle n'a pas nécessairement à parler ! Il suffit qu'elle apparaisse, dans tout l'éclat de sa beauté, pour dès lors les renvoyer à leurs insuffisances, à leurs contradictions. Oui, ce personnage de Eve est peut-être un des personnages les plus énigmatiques de ce roman. On ne sait pas ce qu'elle veut. Elle se présente comme fille de rien, fille de personne ; elle est l'héroïne de sa propre fiction. On comprend confusément qu'elle a vécu des choses si abominables dans l'enfance qu'elle s'est entièrement reconstruite, en s'inventant tout à fait autre. Et en finissant par croire à ses mensonges, Harry va l'aimer comme cela, c'est à dire dans toute sa complexité, malgré ses mensonges, malgré ses trahisons, malgré ses infidélités.....et c'est peut-être cela, l'une des formes les plus supérieures de l'amour ? Mais cet amour qu'il a pour elle, ça ne va pas le sauver pour autant.

RLS : Vous diriez que c'est cela qui l'a tué ?

SC : Je ne sais pas....Le roman pose la question. Est-ce que c'est le milieu familial qui l'a tué ? Est-ce que c'est la rencontre avec cette femme à la beauté fatale ? Est-ce que c'est tout simplement la leucémie qui l'a tué, sans cause psychologique aucune ?

Les réponses sont ouvertes.

RLS : Les enténébrés et Saturne se déroulent sur des fond d'histoire avec un grand H, est-ce que vous diriez que cela fait partie des éléments qui permettent des échos pour le lecteur ?

Il y a le drame intime qui se déroule sur fond de grande histoire et finalement, cette grande histoire, c'est ce qui est commun à nous tous ! Est-ce que vous diriez que votre langue va se nicher dans ces interstices ?

SC : Je crois oui.

Pour Les enténébrés, la question de la violence sociale, des migrations politiques et des dérèglements du climat, expliquait aussi le dérèglement de nombreux personnages du roman.

De même pour Saturne, il est certain que avant le deuil du fils, il ya le deuil d'un pays. Le deuil d'une fiction que cette famille se racontait là, sur les splendeurs du monde dans lequel ils croyaient vivre, en étant tout à fait aveugles à la violence de ce qui se passait autour d'eux, c'est-à-dire les pogroms d'une guerre qui ne disait pas son nom, ce que l'on a longtemps appelé « les évènements d'Algérie ».

Pour autant dans Saturne, assez rapidement, cela se resserre sur le plan le plus intime et le plus universel, le plus métaphysique, de la question du deuil. Dès lors, peu importe le monde dans lequel on se trouve, un deuil reste un deuil, une tombe – une tombe, et un cadavre - un cadavre, au fond avec l'idée que nos chagrins ne varient pas avec les siècles. Cependant, en fonction de l'époque, nous le pensons différemment. On le voit en ce moment avec l'épidémie de COVID et la façon dont nous pensons la mort, dont nous pensons ces défunts que nous n'avons pas pu enterrer du fait du contexte sanitaire, ça ne se déroule évidemment pas de la même façon qu'à d'autres époques oui.

RLS : Votre roman, vous l'avez dit tout à l'heure repose su deux parties, à l'intérieur de chaque partie c'est une succession de chapitres qui sont relativement courts. Les phrases peuvent être parfois aussi courtes que longues - écrire c'est aussi composer de la musique, vous avez parlé de peinture tout à l'heure, mais c'est aussi composer de la musique. Parfois elles sont très intimes dans vos romans, d'autres fois elles le sont beaucoup moins, parfois elles sont drôles. Il fallait que ce rythme, que je viens d'évoquer, réponde à quel mouvement dans Saturne ?

SC : Il fallait que ce soit rapide, oui. Parce qu'il s'agit de la vie d'un homme qui est mort très jeune d'une part. Et puis de l'enfance, de l'adolescence et de la prime jeunesse de la narratrice qui est morte à elle-même une première fois. Donc, pour raconter ces deux destins et pour raconter comment, dans la jeunesse, on peut être fauché par la mort, il fallait que cela se fasse vite. Que les courtes stations de la vie de ces deux personnages et des mondes dans lesquels ils gravitaient, qu'on les passe, à tout allure, comme un cheval au galop et un cavalier traversent un lac gelé. Je crois aussi que je n'aurais pas pu passer des années dans l'écriture de cette histoire, sinon je m'y serais noyée au fond. Et qu'il fallait, dès l'instant où j'ai compris qu'il fallait écrire cette histoire que je portais depuis l'enfance, cette histoire par laquelle j'étais toujours requise au fond ! Ce livre, Saturne, était caché dans tout ce que j'écrivais, précédemment mais il était fort probable que je ne l'écrive pas. Et puis, il y a eu cette rencontre tout à fait réelle avec cette femme à Genève qui m'a dit qu'elle connaissait ma famille, mon père, mon oncle, mes grands-parents, pendant la guerre d'Algérie. A ce moment là, ça a tenu lieu de déflagration, ça m'a confrontée à cette promesse que je n'avais cessé de faire dans les nuits d'enfance au fantôme de mon père, de raconter ces histoires, ces mondes perdus.

RLS : Aujourd'hui vous avez la reconnaissance, celle du milieu littéraire et puis celle des lecteurs, m'est avis que c'est cela le plus important ?

SC :  Oui

RLS : Quel lien - que vous pourriez décrire assez rapidement - se joue entre la psychanalyse et l'écriture ?

SC : Au risque de vous surprendre, pour moi, absolument aucun. Quand je suis psychanalyste, je le suis et c'est mon travail. Mais le reste du temps, je suis totalement dans l'écriture. Je ne crois pas du tout à la fiction réparatrice : l'écriture ne réparera rien et ne consolera de rien. Il y a des pertes sèches dont on ne se remet pas et dont, comme je le dis dans le livre, on ne veut surtout pas se remettre. C'est pas une tragédie pour autant ! Ou alors, c'est le lieu de nos tragédies ordinaires à tous, et consentir à la perte, l'accepter, c'est peut-être le lieu de nouvelles splendeurs possibles. Peut-être que le seul lieu commun entre l'écriture et la psychanalyse, ce serait de se dire que au fond puisque tout est perdu, il n'y a plus rien à perdre ; alors autant vivre, de tout son être, autant vivre intensément. Cela, je dois reconnaître que la psychanalyse a pu me l'apprendre, à un moment donné où j'étais morte à moi-même, et avec l'écriture, je ne cesse de me confronter à la question de la mort et du vivant, de buter à chaque fois là-dessus, mais vous voyez, je continue.

RLS : Ma question sur le lien entre la psychanalyse et l'écriture, elle tentait aussi de poser la question de, quelque part, l'archéologie de nos mémoires. C'est-à-dire que j'imagine que le travail de psychanalyse, sans pour autant le connaître, permet d'enlever peut-être des couches de sédimentation et en quoi vous pouvez dire que cela a impacté votre écriture ? Vous êtes peut-être au plus près des choses. Parce que vous avez eu la psychanalyse. Parce que vous été psychanalysée vous-même. Par votre travail ! En aucun cas, je ne considère que votre œuvre soit thérapeutique. Pour personne. Ni pour vous, ni pour nous.

SC : Il est certain que ma propre traversée analytique m'a permis d'exhumer bien des choses puis de comprendre que au fond j'allais vivre dans cette exhumation là, au milieu des vivants et des morts. Que cela allait être mon lieu, mon lieu saturnien, le lieu de l'écriture, le lieu où j'allais habiter. Et puis aussi, ça m'a permis de comprendre qu'il y a des choses qui ne sont absolument pas pour la littérature et que l'on ne racontera absolument pas dans les livres : question de pudeur aussi et question d'exigence littéraire. Par exemple, s'agissant de la dépression mélancolique qui est racontée dans la seconde partie de Saturne, un roman n'est pas un journal clinique ni un journal intime cathartique. Donc, dès lors, pour l'économie du roman, il y avait certaines choses qui ne regardent que moi et que je ne raconterai jamais dans un livre. Et cela aussi, la psychanalyse peut-être a permis de le comprendre. D'avoir au fond la plus grande distance sur les choses, de telle sorte que, au bout du compte, quand vous écrivez quelque chose qui vous a concerné personnellement, cela cesse au fond de vous concerner personnellement, ce ne sont plus des personnes. Par exemple, on m'a dit, s'agissant de Eve et Harry « oh la la, mais quand vous racontez leur passion amoureuse, il y a des scènes érotiques très intenses, comment avez-vous fait pour écrire cela sur vos parents ? » …..et bien tout simplement parce qu'il ne s'agit plus du tout de mes parents, ce sont juste Eve et Harry, ce sont des personnages et je les traite uniquement comme je traiterais n'importe quel autre personnage.

RLS : Alors, et ce sera ma dernière question, vous avez parlé de la nécessité absolue d'écrire ce livre, vous avez évoqué le fait que, finalement, il était contenu dans tous vos autres écrits avant – une sorte d'accouchement. Du coup, ça pourrait donner lieu à quoi désormais ?

Moi je trouve dans vos romans des dimensions solaires parce qu'il s'agit de lutter contre. En tout cas de se poser la question de ce que l'on fait de ce désir de mort parfois, je trouve cela absolument solaire. Est-ce que vous-même vous auriez envie de vous voir auteure sur un autre registre ?

SC : Oh oui, je crois que là possiblement, bon il est bien tôt pour le dire, mais il me semble qu'avec Saturne, il y a tout de même la clôture de quelque chose qui est advenu. Explorer des mondes plus solaires, réinventer, me glisser dans une autre forme, dans d'autres formes d'écritures, sans renoncer, bien évidemment, à mon éthos, c'est profond et cela de livre en livre. Oui c'est important, donc là je vais partir dans l'exploration d'époques tout à fait autres et de mondes tout à fait différents. Cela prendra du temps, quelques années je pense.

RLS : Merci à vous Sarah Chiche

SC : Merci à vous.

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