10/11/2020

LA GRÂCE ET LES TÉNÈBRES d'Ann Scott

Ce que définitivement j'attribue à Ann Scott c'est de n'être jamais là où on l'attend.

Elle a été la voix qu'une communauté n'espérait même plus - c'était en 2000 et le roman s'intitulait Superstars (Flammarion) il permettait par exemple à de jeunes provinciales de prendre des trains pour aller se jeter dans la gueule de soirées parisiennes et trouver de nombreuses réponses à leurs questions. 
Puis elle a exploré la vacuité de nos ultra modernes solitudes avec Le pire des mondes en 2004 (Flammarion), elle a creusé la question de l’après "paillettes" que reste-t-il avec A la folle jeunesse, c'était en 2010 (Stock). En 2017 elle revenait avec un cauchemar (fraichement vécu par ailleurs) en imaginant un attentat pendant la cérémonie des oscars, je veux parler de Cortex (Stock) et voilà qu'elle revient avec La grâce et les ténèbres (Calman-Levy).

Et voilà qu'elle nous offre une plongée dans le monde de celles et ceux qui traquent  la propagande djihadiste sur les réseaux sociaux.

Chris a une trentaine d'années, il a deux sœurs plus âgées moins "paumées" que lui, elles sont journalistes de guerre, sa mère chercheuse sur les questions climatiques et son père, absent, mais gravitant aussi dans les hautes sphères scientifiques.

Chris est un musicien qui ne parvient pas à vivre de sa musique. Chris est totalement perdu et après avoir vu les images de l’exécution de l’otage James Foley par l’Etat islamique en Irak en direct sur internet, sa vie va basculer.

Là où il ne trouvait de place nulle part dans cette société et dans ce moment de notre Histoire, il découvre celles et ceux qui passent nuits et jours sur les réseaux sociaux à la recherche de la propagande djihadiste. Il va entrer en contact avec eux, se former et se mettre à vivre la nuit, sans en parler au reste de sa famille pour rejoindre leur communauté. Plus que se documenter, ce que vit Chris, Ann Scott l'a vécu avant lui. Et elle restitue à la perfection, avec moult détails ce travail de fourmi.

Et l'on comprend en creux que ce qui manquait à Chris était l'appartenance à une communauté, la nécessité de se sentir utile, la ferveur de convictions. 

Et le roman est absolument réussi. Elle a su par le biais de son écriture restituer ce qu'est le fait de travailler la nuit, ce que signifie accomplir une tâche de façon absolument secrète, ce que devient une vie, quand elle est passée à ce genre de quête, de combat, de don de soi pour une cause. Ce que devient une vie quand elle prend du sens.

C'est passionnant et Chris nous questionne -en plus de nous permettre de découvrir l'existence de ces communautés et leurs outils et actions- sur ce que nous avons laissé à cette jeunesse. Scott nous questionne sans cesse depuis les années 2000. Et cette année la question est la suivante "Et vous, vous trouveriez vos places à 25 ou 30 ans dans ce monde tout à la fois si inquiétant et menaçant, et si vide de sens ?"

On referme le livre en ayant la satisfaction totale d'avoir "appris et découvert" l'existence de ces travailleurs de l'ombre et en empathie totale pour ce Chris, symbole d'une jeunesse qui n'a pas beaucoup de raison d'aller bien.

Ann Scott a accepté de répondre à nos questions, qu'elle en soit ici, une nouvelle fois remerciée !

 Range Le Sas : La grâce et les ténèbres arrive presque 25 ans après Asphyxie, presque 20 ans après Superstars, on est bien loin des paillettes et des questions de communauté, de genre et d'appartenance, avec ce roman sur la cybersurveillance face à Daech.

Qu'est-ce qui vous a conduit à avoir besoin ou envie d'écrire sur ce sujet ? Diriez-vous que c'est plus la place du terrorisme dans notre actualité, ou la puissance d'internet et des réseaux sociaux ?

Ann Scott : Je ne pensais vraiment pas me pencher un jour sur le terrorisme jihadiste. La question s’était posée au début de l’écriture de Cortex, le roman précédent dont les cent premières pages dépeignaient un attentat aux US et qui était une sorte d’allégorie de l’effondrement du système hollywoodien actuel. Qui serait derrière cet attentat ? J’avais commencé par penser que ça pourrait peut-être être une possibilité qu’al-Qaida s’attaque à la culture après s’être attaquée à l’économie en frappant le World Trade Center, mais très vite on m’a expliqué que ce serait très improbable pour toutes sortes de raisons. Et ça m’a paru évident qu’il faudrait que ce soit un attentat domestique vu que l’histoire se passe dans un pays où les mass murders sont hélas récurrents, ce qui m’avait soulagée parce que je n’avais aucune envie de plonger dans des recherches sur un sujet aussi pesant que le terrorisme.

Puis pendant l‘écriture de Cortex il y a eu les attentats de janvier et de novembre 2015 mais ça ne m’a pas fait modifier l’auteur de l’attentat dans le livre, parce qu’en plus de n’avoir toujours pas envie de plonger dans ce sujet aussi atroce que complexe, cette fois c’était l’EI, et de ce qu’on commençait à lire dans la presse sur ce califat, la chose me paraissait complètement débilitante. L’aspect horriblement sanguinaire et religieux me faisait en faire un rejet total, comparé à d’autres causes terroristes des décennies précédentes qu’on peut avoir envie de mieux comprendre. J’avais l’impression que les gens qu’on voyait partir rejoindre ce califat avaient juste l’air paumés ou malades mentaux et il n’était pas question que cette merde aberrante se mette à tourner en boucle dans ma tête pour les besoins d’un livre. Et puis une fois Cortex terminé, je me suis rendue compte que je n’en avais pas fini avec l’attentat qui est dans ce livre, que je me demandais comment on s’en remet quand on a été pris dans un drame pareil, qu’on soit du côté des victimes ou des secours. Je me suis alors retrouvée invitée à une radio en même temps qu’une femme qui travaillait dans l’anti-terrorisme et qui était spécialiste des groupes jihadistes. Après l’émission on est allées s’asseoir dans un café et elle m’a raconté à quoi ressemblait son quotidien, et en ressortant de là plusieurs heures plus tard, j’ai su que je voulais raconter une histoire qui s’inspire de son quotidien, mais elle a refusé. Peu de temps après j’ai rencontré une reporter de guerre qui m’a aussi raconté son quotidien et qui m’a tout autant touchée, et le personnage de Claire est né de ça. Ensuite j’ai découvert qu’il y avait plusieurs spécialistes de l’anti-terrorisme sur Twitter et j’ai commencé à discuter avec l’un d’eux qui a inspiré le personnage de Guy. Puis un peu plus tard encore je me suis retrouvée à discuter avec un des Narvalos, toujours sur Twitter, je ne savais rien de son groupe et j’ai commencé à poser des questions. Et deux ans après j’y étais toujours ! Des questions jour et nuit avec trois Narvalos pour discuter des divers aspects des actions de leur groupe, et je pense que j’ai su au bout de quelques semaines qu’il y aurait un livre, mais ça a pris deux ans avant de trouver sous quel angle raconter cette histoire et comment l’intercaler avec les autres histoires que je voulais aussi raconter.

Range le Sas : Le personnage principal Chris est "coincé" entre deux sœurs reporters de guerre et une mère climatologue, un père absent, mais naviguant dans les hautes sphères scientifiques, diriez-vous de Chris qu'il ne parvient pas à trouver sa place au sein de cette famille, la sienne ?

Ann Scott : Oui, mais avant tout il n’arrive pas à trouver sa place dans la vie tout court. Il a envie de faire de la musique à une époque où les choses ne fonctionnent plus que par niches, où n’importe qui peut composer de la musique et la faire connaître en la mettant sur internet mais où l’industrie du disque s’est écroulée et quasiment plus aucun label ne peut plus rien pour ses artistes. Et à côté de ça il a envie d’être utile, pas de rejoindre une cause mais que son temps et son énergie servent à quelque chose, s’inscrivent dans quelque chose, et la chose la plus prégnante pour lui dans l’époque est le terrorisme, et donc l’anti-terrorisme.

Range Le Sas : Chris est musicien mais n'arrive pas à vivre de sa musique...la musique reste présente dans l'absolu intégralité de votre œuvre d'une manière ou d'une autre...quelle sorte d'obsession se trouve derrière cette présence dans votre œuvre ? 

Ann Scott : Je ne crois pas que ce soit une obsession d’avoir besoin de parler de la musique qu’écoutent des personnages de romans. Tout dépend de qui sont ces personnages fictifs. S’ils ressemblent à des catégories de gens qui dans le réel en écoutent, c’est logique qu’ils en écoutent aussi. Et le choix de la musique est lié à la dimension que ça apportera au personnage. Chris aurait pu écouter du r’n’b ou du hip hop mais je voulais que même dans ce domaine-là il se sente décalé par rapport à l’époque, et donc isolé. C’est avant tout un livre sur la solitude, sur tous les plans, pour chaque personnage.

Range Le Sas : Finalement ce personnage il incarne aussi et peut être la jeunesse de notre époque, une jeunesse soumise à des événements tellement graves.... Vous partagez cette lecture ? Vous êtes inquiète pour eux ?

Ann Scott : Je ne sais pas. Je ne connais pas la jeunesse actuelle, je ne sais pas comment elle ressent cette époque. Je n’ai pas essayé d’imaginer comment un trentenaire pourrait la percevoir, ou comment je le pourrais si j’avais trente ans aujourd’hui, vu que je penserais forcément autrement que quand j’ai eu cet âge. Ce qu’est Chris s’est imposé tout seul je crois, de manière naturelle, sans savoir si ça aurait une résonance avec ce que vit la jeunesse d’aujourd’hui. Inquiète, je ne sais pas, quand on est jeune on a une énergie, un espoir et une candeur qui permettent de résister au pire et d’accomplir des grandes choses, et une nouvelle énergie peut venir à bout de la précédente, la chasser, la remplacer par autre chose. Mais c’est clair que ça ne doit vraiment pas être simple d’être jeune aujourd’hui, de grandir dans une époque qui semble manquer de sens ou de direction sur tant de plans et dans laquelle la légèreté, l’insouciance ou l’émerveillement n’ont plus beaucoup de place, sans parler de l’espoir qui est le moteur de tout. 

Range le Sas : Votre roman est particulièrement documenté, comment est-ce que vous avez travaillé ? 

Ann Scott : Comme Chris, avec beaucoup de prises de notes, de fiches et d’échanges audio sur Telegram.

Range Le Sas : Qu'avez-vous appris sur ces gens qui consacrent un temps et une énergie dingues à passer au crible tous les sites sur lesquels les intégristes peuvent agir d'une manière ou d'une autre ? Qu'est ce qui vous a marqué chez ces Narvalos ?

Ann Scott : Leur détermination, depuis cinq ans qu’ils travaillent là-dessus. Leur choix de ne pas arrêter tant qu’il y aura une raison de continuer. Quelques soient les mutations de la menace, quel que soit l’épuisement mental, et quel que soit que soit le casse-tête de gérer un groupe de plusieurs personnes de manière virtuelle !

Range le Sas : 59 chapitres et un prologue composent votre roman. Parmi ces 59 chapitres, des titres ou des formes de titres reviennent fréquemment, je pense à « Rolodex » par exemple, vous faites alterner des moments au cours desquels Chris est plongé dans internet, et d'autres où il vit sa vie, notamment ses liens avec les membres de sa famille, est ce que cette construction « dedans/dehors » s'est imposée à vous Ann ?

Ann Scott : C’est simplement calqué sur la réalité. Même quand on passe sa vie devant un écran, on s’interrompt régulièrement pour faire d’autres choses. Le sujet aurait été beaucoup trop étouffant s’il n’y avait pas eu d’alternance avec d’autres personnages, et la question ne s’est pas vraiment posée, les autres histoires importaient autant que celle de Chris même si elles sont articulées comme des circonvolutions.

Range Le Sas : Diriez vous que l'écriture de ce roman va vous permettre d'écrire sur tout autre chose désormais ou est-ce que c'est plutôt le contraire qui se passe ?

Ann Scott : Je ne sais pas encore sur quoi sera le prochain roman mais je n’écrirai pas une ligne de plus sur le jihadisme ! Deux ans à baigner là-dedans était déjà bien assez. Contrairement aux Narvalos et aux experts de l’anti-terrorisme qui pour les besoins de leur travail continuent chaque jour de parfaire leur connaissance et leur compréhension du sujet et de tout ce qui s’y rapporte, écrire ce livre ne m’a pas fait développer un intérêt pour la géopolitique ou le renseignement ou l’aspect historique ou militaire. Ce que j’ai appris sur le terrorisme en général ou le jihadisme en particulier ou sur la géopolitique était intéressant, évidemment, mais ça ne m’a pas donné le sentiment que ma compréhension du monde a gagné de la profondeur, ou une épaisseur. J’ai beau avoir mieux compris ci ou ça, j’ai l’impression d’avoir compris des bribes et non l’ensemble. Il y a tant de choses que je n’arrive pas à relier entre elles, les ramifications diverses, les causes à effets, etc, comme si travailler là-dessus avait été une incursion dans un domaine précis et que tous les autres domaines autour restaient trop complexes pour moi. Et je crois qu’au final, au lieu de me sentir mieux parce que mieux comprendre soulage forcément toujours un peu, j’en suis ressortie plus déprimée parce que l’état du monde semble inextricable.

Range Le Sas : Dernière question qui s’éloigne du roman, on vous a rencontré alors que vous donniez enfin et avant les autres à entendre la parole, le mode de vie, les codes d’une communauté, faite de femmes et d’hommes vivant à la marge d’une société hétéro-normée, est ce que la question du féminisme assez actuelle (l’après #metoo) vous intéresse ?

Ann Scott : Je ne suis pas sûre de bien comprendre en quoi consiste le féminisme actuel, il semble avoir plusieurs formes qui ne sont pas toutes complémentaires et qui parfois se retrouvent à opposer les gens sur le sujet au lieu de les réunir, mais tout ce qui peut faire avancer les choses, et il y en a tant à faire avancer, est essentiel oui et urgent.

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