Sur soixante pages Graciano réussit le tour de force -à peine croyable- de nous plonger en état de transe grâce à la construction de son texte. Grâce à sa langue absolument neuve, sa musique. Il choisit aussi de nous mettre face à deux hommes et une voix, qui vont nous rappeler ce que signifient les mots "essentiel" et "humain" "humanité", ou plutôt comment ils peuvent -ces trois mots-là- s'entendre.
Un moine errant, un petit homme et une voix vont tout à la fois nous interroger sur le langage, le verbe et la communication. Et ça n'était pas du luxe.
Marc Graciano est tout sauf pontifiant. Il pose des questions, sans le moindre point d'interrogation.
Je choisis tout à fait sciemment de ne pas vous en dire plus parce que j'espère encore que votre surprise sera aussi puissante que la mienne. Par contre, j'ai le plaisir de vous annoncer que Marc Graciano a accepté de répondre ici-même à quelques questions.
Pour le reste, procurez-vous ce texte et revenez par ici nous donner votre avis !
Marc Graciano, bonjour et merci d’avoir accepté notre invitation pour le Triangle Masqué (promis, ce nom avait été choisi et trouvé avant 2019 !).
Le Soufi est votre 7e ouvrage, il est paru en septembre aux Éditions Le Cadran ligné et, le moins que l’on puisse dire, c’est que vous nous cueillez, nous, lecteurs, absolument hors de nos zones de confort (une nouvelle fois, d’ailleurs).
Dites-nous, s’il vous plaît, quel a été l’élément déclencheur de l’écriture de ce texte ?
Marc Graciano : Ce texte prend place dans un projet plus vaste qui m’occupe depuis des années et va m’occuper, je crois, encore quelques lustres, et que je nomme, un peu grandiloquemment, Le Grand poème. Il n’en est qu’un fragment (comme l’est Le Sacret, publié chez Corti). Ce sera le récit de la vie d’un homme qui se fait ermite puis voudra établir une maison-dieu sur le lieu de son ermitage. Le gyrovague n’est qu’un des nombreux personnages qui viendront lui rendre visite et lui témoigner de leur rapport au monde et à Dieu.
En quelque soixante pages, vous nous permettez tout à la fois de vivre une expérience « physique », celle de la transe, et de nous interroger très profondément sur le sens de plusieurs choses : le langage, le lien à la nature, les rapports entre les humains, aussi différents soient-ils… Quel était votre projet littéraire de départ ? Sur quoi est-ce que vous, vous aviez besoin de vous interroger ?
Marc Graciano : Je n’avais aucun projet de départ, et généralement, je ne m’interroge sur rien avant d’écrire un texte. J’écris généralement, comme j’ai pris l’habitude de le dire, dans un parfait état de bêtise. Ce n’est qu’après coup que je découvre la charge symbolique de ce que j’ai écrit (même si je m’en doute un peu pendant l’écriture…).
Je mettrais la question de l’écriture un peu à part dans la mesure où j’ai fait le choix, dès le départ, d’un système grammatical et lexical plutôt originaire. J’ai de plus en plus le projet de créer une langue renaissante, ou « reneuve », ce que j’appelle désormais une langue-enfant, ou « noëlle ». Ce n’est pas une langue qui en imite une ancienne, mais une langue qui veut retrouver le mouvement qui a présidé à la création de celle ancienne. Nous serions là assez proches du concept de mimisme cher à Marcel Jousse (L’Anthropologie du geste), duquel il voit dans l’eucharistie chrétienne la plus parfaite illustration. Le chrétien n’imite pas la Cène, il la re-joue et la re-vit.
Vous choisissez, comme souvent dans votre œuvre, de ne donner que très peu d’indications sur la date et le lieu de l’action. Ici, on peut envisager le Ve ou le VIe siècle par la présence de ce moine errant, le gyrovague, et une région du monde qui comporterait tout à la fois des plateaux montagneux et des déserts. Pourquoi avoir choisi de situer cette intrigue dans un temps lointain ?
Marc Graciano : Ces temps anciens où je me replace me permettent d’évoluer dans un monde épuré et réduit à l’essentiel d’un point de vue matériel, et où la nature prend une grande place. Ce minimalisme permet de bien plus facilement mythifier mes personnages et les situations.
C’est aussi, je dois bien l’avouer, mon monde imaginaire préféré, auquel il me plaît d’être la plupart du temps fidèle, car, comme disait Borges, la sincérité pour un écrivain, c’est d’être fidèle à son imaginaire…
Cependant, nous pourrions bien être du côté du plateau du Golan durant les premières croisades…
Les deux seuls personnages de votre texte sont un moine errant, « le gyrovague », et un petit homme que le moine découvre à son réveil dès la première phrase du texte. Aucun des personnages ne parle, et le récit est porté par le discours « rapporté » du moine. Avec cette répétition hypnotique tout du long du texte « dit le gyrovague ». Une fois la lecture finie, on se demande si c’est un rêve conté, si c’est un conte, une fable, et on sait aussi que ces deux personnages ont traversé une expérience, une rencontre quasi mystique, sans échanger la moindre parole.
Que souhaitiez-vous interroger sur le langage, précisément ?
Marc Graciano : À part ce que je vous ai dit précédemment, il est manifeste qu’il y a dans mon écriture la recherche d’une phrase orale, hypnotique et transie, idéale pour rendre compte de la mysticité. Là encore (décidément, vous allez croire que j’en suis un groupie), Marcel Jousse peut aider, avec son concept de rythmo-mimisme. La parole, dit-il, chez les premiers prêtres, a dû être intimement liée au geste, à la danse.
Le récit du gyrovague est extrêmement précis. Si précis, qu’il met instantanément en valeur « la pauvreté » du nôtre, du mien, en tout cas. Et finalement, on se dit que nous vivons dans une société qui ne se tait jamais, mais qui ne dit absolument rien. Sans toutefois que votre texte soit pontifiant, parole de triangle masqué, c’est même tout le contraire, à vrai dire, diriez-vous du monde qui vous entoure que son bruit vous fatigue, Marc Graciano ?
Marc Graciano : Oui, par moments.
Surtout de nos jours, avec la grande caisse de résonance que constitue une sphère médiatique en expansion infinie.
Notre monde moderne est bruyant, saturé de signes, la plupart vains, qui plus est, mais qui nous occupent pathologiquement l’esprit.
Je deviendrais bien de plus en plus antimoderne.
Avez-vous réalisé un travail de documentation pour pouvoir citer les choses, les éléments, les outils de façon si précise ?
Marc Graciano : Non.
Je me documente généralement très peu.
J’ai lu au départ un petit livre parlant des premiers mystiques soufis, de leur coexistence avec certains ermites chrétiens (nestoriens), de leurs liens parfois conservés avec le monde païen, de leur goût pour l’ésotérisme, de certains symboles qu’ils utilisaient (figure de lion, d’échassier), mais cette lecture n’a été que le prétexte à une rêverie personnelle d’un ermite soufi (d’un mystique musulman des premiers temps).
Je me suis si mal documenté, que le personnage du petit homme que je décris serait à vrai dire plus proche de ce qui s’appelle un derviche, ainsi que je l’ai appris en lisant dernièrement un livre d’Alexandre Papas (Ainsi parlait le derviche).
La construction du récit, sa langue et son rythme justifient le titre, selon moi : Le Soufi. Cette construction, comme évoqué plus haut, déclenche une sorte de lecture-transe, ou lecture-hypnose. Sans tout dévoiler à nos lectrices et lecteurs, comment avez-vous concrètement travaillé ?
Marc Graciano : Le plus simplement du monde. Je visualise une image, puis tente de la décrire (de la réaliser) en usant de mots. Généralement, une vague interne se crée, qu’il me faut alors surfer le plus longtemps possible.
Ceci, bien sûr, dans le meilleur des cas.
C’est quelquefois plus laborieux.
Qu’est-ce que vous diriez que ce texte-là vous a appris sur vous-même ?
Marc Graciano : Tous mes livres, par petites touches, m’ont appris sur moi-même, à travers l’exploration et la découverte de mon imaginaire (omniprésence de la nature, forte présence de la violence, importance de l’offrande et du soin, nécessité de l’épreuve, nécessité de penser la mort à titre d’essai).
Celui-ci y concourt, mais sans leçon qui soit particulièrement remarquable.
Le cœur absolu de votre texte est l’amour dans ce qu’il a de tout à fait gratuit et dénué de faste. L’Amour de l’autre. Cet homme va soigner, alimenter le gyrovague d’une manière très maîtrisée, avec tous les éléments de la nature à sa portée, qu’il semble connaître parfaitement. Il aidera avec la même ferveur et la même force un oiseau à la fin du récit, scène qui m’a d’ailleurs bouleversée. Replacer ce sens-là au cœur d’un texte… en faire un essentiel à partager, sans autre forme que le don de l’écriture, la naissance d’une langue-musique et d’une lecture-danse… Merci infiniment, Marc Graciano.
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