06/02/2019

CLAIR-OBSCUR de Don Carpenter

Voici le sixième ouvrage traduit par les excellentes éditions Cambourakis du grand Don Carpenter. Le choc provoqué par la découverte en 2012 de Sale temps pour les braves, son meilleur livre sans doute, avait vite fait de convoquer un cercle fidèle d'admirateurs, - dont je suis -, et qui depuis guette la sortie de chaque nouvel inédit en trépignant.

Clair-obscur fut son second roman, publié aux Etats-Unis en 1967. Bon sang, je n'étais même pas né... et considérant l'effet procuré par sa lecture, on ne tergiversera pas longtemps: les livres de Carpenter se retrouvent direct sur l'étagère des grands classiques modernes de la littérature américaine. Comme Sale temps pour les braves, Clair-obscur s'apparente d'entrée à un roman noir. Avec un personnage central, Irwin Semple, qui retrouve sa liberté après dix-huit années d'internement entre prison et établissement psychiatrique. Semple, vilaine peau, les dents jaunies et tordues, a également beaucoup de mal à s'exprimer et à se faire comprendre; sa diction est aussi décousue que sa façon de marcher est désordonnée bref, Semple a tout du déficient mental. Un des psychiatres qui s'est occupé de lui trouve que malgré les apparences, il n'est pas si débile que ça. C'est à voir...

"Semple n'était ni fou ni idiot, même s'il lui arrivait de passer pour l'un ou l'autre, ou les deux, mais de fait, il n'était pas non plus sain d'esprit au sens habituel du terme."

Revenu dans la "vraie vie", de retour dans la petite ville qui l'a vu grandir, les services sociaux vont lui trouver un job, un petit appartement. Mais cet endroit est peuplé de très mauvais souvenirs, surtout de ceux que Semple a littéralement balayé de sa mémoire. Ce pour quoi, justement, il a passé tant d'années à l'ombre.

L'art du romanesque selon Carpenter est saisissant. Contrairement à ce que l'intrigue laisse supposer, son style est aux antipodes de l'écriture "hard-boiled". Au contraire, il déroule des phrases très longues, parfois sur un paragraphe entier, qui essore jusqu'à la dernière goutte chaque situation, chaque pensée des protagonistes. D'ailleurs, il faudrait comparer ce style avec celui, tout en concision et en ellipses de son ultime roman Un dernier verre au bar sans nom pour comprendre à quel point l'écrivain évoluera au fil du temps. Semple a beau être un des personnages les plus insaisissables parmi tous ceux imaginés par l'auteur, c'est au prix de ce démantèlement intime qu'on finira par comprendre, dans les dernières pages déchirantes où on assiste à l'écroulement intérieur de ce pauvre type, ce que Irwin Semple était vraiment.

La moitié des chapitres nous racontent l'adolescence de Semple, ces années lycée où, moitié bête de foire, moitié souffre-douleur attitré, Semple aura vécu un enfer d'humiliations et de douleurs qui l'auront, comble de l'horreur, au moins fait exister aux yeux de ceux dont il espérait devenir l'ami. Oubliez Happy days et American Graffiti, Don Carpenter nous montre des adolescents livrés à eux-mêmes, pourris jusqu'à la moelle, dans l'Amérique de l'après-guerre. Pas de pitié pour les losers.

Don Carpenter nous livre alors parmi les pages les plus dures de son répertoire: vous ne regarderez plus une bille de billard de la même manière après avoir lu Clair-obscur par exemple, ça je peux vous l'assurer.
Après vous être dit que peut-être, cet auteur se trouvait quelque part entre le roman "social" désespéré de David Goodis et la clairvoyance désespérante d'un John Cheever ou d'un Richard Yates, - en plus de rendre un hommage appuyé à celui qui, le premier sans doute dans la littérature U.S. a rendu justice aux laissés pour compte du grand rêve américain, John Steinbeck - le roman fait une de ces brusques embardées dont l'écrivain a le secret, et qui laisse le lecteur presque éberlué, s'attardant sur tel personnage secondaire pour nous abandonner à un autre sorte de désespoir. Le cœur du livre n'était donc pas l'enfer intérieur du pauvre Irwin Semple, mais peut-être celui de Harold Hunt, persécuteur d'Irwin dans leur jeunesse, aujourd'hui époux infidèle et amant perdu. Peut-être celui de Rosemary, célibataire à la ramasse qui a sans doute tout raté de sa vie, qu'elle a traversée tel un fantôme.

Une fois encore, on reste complètement interdit devant le fait que les éditeurs français soient passés si longtemps à côté d'un écrivain pareil. Ne faites pas la même chose, allez-y, foncez !

Signé: RongeMaille

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