21/01/2019

LINCOLN AU BARDO de George Saunders

Il est sans doute ce qui se fait de plus rare et de plus précieux dans la littérature aujourd'hui: un acrobate qui n'a peur de rien, une tête brûlée en même temps qu'une tête bien faite qui cherche inlassablement une 27eme lettre à notre alphabet littéraire. Des comme lui, il s'en trouve encore mais il faut bien les chercher. Il s'appelle George Saunders, vous ne le connaissez certainement pas, mais chez lui aux Etats-Unis, il est un de ces writer's writer comme Tom Drury, John Gardner ou David Foster Wallace auquel ses collègues de plume vouent une admiration sans faille. Cet homme vient de publier son premier roman, Lincoln au Bardo qui vient de décrocher le Man Booker Prize et là on espère: si un jour les jurés des prix Goncourt, Fémina et autres sacraient ce type de livre chez nous, on pourra peut-être commencer à rêver à ce que la grande littérature soit portée, un jour, au plus haut par nos lobbyistes germanopratins préférés.

Dans ce pays d'incultes chevronnés que sont les Etats-Unis, ces ploucs décérébrés qui ont porté Trump au pinacle, le dernier livre de George Saunders s'est vendu à plus de 600 000 exemplaires. Alors que chez nous, dans la France Éternelle d'Emmanuel Macron, cet érudit si distingué, dans la France de Ronsard, de Proust et de Céline aussi, un certain Ouélbec, nouveau phare de notre excellence culturelle, va en placer, peut-être, un peu plus de la moitié.

Si vous recherchez de la TRÈS grande littérature, il va falloir regarder de l'autre côté de l'Atlantique, cette fois encore. Ceux qui me connaissent savent à quel point son précédent recueil de nouvelles, Dix décembre, reste à mes yeux avec la découverte tardive de Lucia Berlin ou du mastodonte de Ken Kesey Et quelques fois j'ai comme une grande idée, une des quelques bornes essentielles de ces dix dernières années de lecture.

Saunders est un nouvelliste avant tout. On ne saurait trop vous encourager d'ailleurs à sauter à pieds joints sur Pastoralia, Grandeur et décadence d'un parc d'attractions et ce fameux Dix décembre pour vous en rendre compte par vous-même: en plus d'être un pourfendeur acide des travers consuméristes de ses contemporains, ce type est un fou, ce type est un monstre littéraire.

Nous n'allons pas nous énerver sur le fait que cinq ou six de ces livres n'aient pas encore été traduits, mais parlons un peu de ce Lincoln au Bardo: premier roman de Saunders, une forme qui semble-t-il l'intéresse beaucoup moins que le format court et pour cause; il faut voir ici comment il déjoue les règles du "grand roman américain" (situations multiples, nombre de personnages pléthoriques, action se déroulant sur des générations) au gré de son érudition joueuse et de ses envies, surtout, de démembrer la narration au fil d'une structure... inédite. Et délirante.

D'abord, l'histoire: celle, véridique, du décès du jeune Willie, deuxième fils du président Lincoln alors que la guerre de Sécession atteint ses premiers pics en termes de pertes humaines. Le jeune garçon trépasse une nuit où les Lincoln donnent une réception... et se retrouve dans ce cimetière de Washington en compagnie d'autres personnes, mortes elles aussi mais pas toujours convaincues de l'être, qui errent dans cet espace indéfini (le fameux bardo tibétain du titre), ni purgatoire ni enfer, ni paradis ni maison hantée.

Pour un George Saunders, la partie fine commence: comme dans Spoon River, grand classique des lettres américaines où les personnes enterrées dans un même cimetière parlent à tour de rôle, les morts ont la parole (quelqu'un les a comptés, il y en aurait autour de 160) mais c'est là que la malice de Saunders en rajoute: ils parlent d'eux certes mais pas que: ils prennent en charge la narration de leurs acolytes ("Il m'a raconté que...", "...dit-il"), parfois en temps réel, et il faut faire très attention car d'un coup une voix intempestive s'immisce, parfois de manière idiote ou incongrue (les morts sont comme les vivants: incultes, vulgaires, inconscients), et cela tourne parfois au running-gag: ce couple white-trash qui refuse de partir de là parce qu'ils prétendent attendre leurs enfants, alors qu'ils vont certainement aller mourir ailleurs puisqu'ils se sont fâchés et séparés d'eux depuis longtemps, et au vocabulaire très peu châtié (et sabré par des blancs inutiles, puisqu'on devine sans forcer les gros mots employés).
Saunders est un auteur facétieux: la structure de son bouquin aura beau coller la migraine à des générations d'étudiants en lettres dans les décennies à venir (c'est un pari assez peu risqué à prendre, en vérité), il se permet des saillies de potaches ou des visions tirées d'un very good trip hallucinogène qui pourra rappeler des choses aux adeptes de Timothy Leary, beaucoup moins à un juré Goncourt: ainsi Hans Vollman, un des trois "guides" du jeune Willie au bardo est doté d'une trique permanente (il en a une énorme) qu'il trimbale dans toutes les situations, même les plus dramatiques. Difficile de parler de Virgile guidant le poète Dante aux enfers dans ces conditions. Son comparse Roger Bevins III, jeune homosexuel suicidé, possède souvent, mais pas toujours, une apparence diffractée (des yeux partout, des membres en surnuméraire, des oreilles en plus...) comme un Picasso période cubiste éparpillée par une grenade à fragmentation). Le révérend Thomas, âme torturée de la bande, est sans doute le seul à savoir à peu près où il se trouve, et à reconnaître qu'il est bien mort: il a vu de ses yeux vus ce qu'on faisait aux damnés précipités aux enfers (la séquence est d'ailleurs d'un kitsch achevé), et il sait qu'il y est promis, sans comprendre pourquoi.

La littérature selon George Saunders, c'est ça: une tonne d'érudition (voir comment il "imite" les journaux et biographes de l'époque de Lincoln), un refus permanent de vouloir faire dans le pathétique et le grandiloquent (il y a toujours un détail absurde, grivois, voire un coussin péteur qui couine derrière), une imagination spectaculaire qui pourrait en remontrer à n'importe quel auteur de bande-dessinée ou de science-fiction et surtout, surtout, une facilité déconcertante à vouloir adopter les voix et les styles comme ça lui chante.

Ce qui était déjà prégnant dans ces  nouvelles, à savoir parvenir à faire croire que chaque histoire sortait de la plume d'un auteur différent, réapparaît ici: c'est sans difficulté qu'il semble passer de l'élan patriotique pontifiant au sermon de grenouille de bénitier, de nous mettre dans la peau d'un enfant paniqué par l'imminence de la mort, d'un père confronté à la perte de ce qu'il a de plus cher au monde, d'un propriétaire terrien habitué à culbuter ses esclaves dans les champs ou... dans celle d'une pauvre fille perdue qui aimait trop les garçons de son vivant, incarcérée dans une grille, dans un poêle, dans un train (dans le bardo, rien ne se passe comme ici), et dont la syntaxe se détraque dès la deuxième phrase pour ne plus émettre que des bouts de répliques et de mots.

Pas facile de parler de Lincoln au Bardo, vous l'aurez sans doute deviné... Aussi on laissera à d'autres le soin de développer la portée historique et politique de ce roman pas possible qui parlera à un lecteur américain plus qu'à un autre, de ce qui coupa les Etats-Unis en deux à la fin du XIX° siècle, et de ce qui rapproche ce traumatisme fondateur à ce même pays en 2019.

On en parlera pas ici, parce que si ça se trouve, on pourrait encore continuer TRÈS longtemps à en discuter quitte à ne plus pouvoir s'arrêter. Allez vous en faire une idée par vous-même: vous tomberez peut-être de votre selle en chemin mais au moins, vous aurez lu quelque chose qui n'est pas de ce monde.

Signé: RongeMaille 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire