19/09/2018

NUMBERS de John Rechy

Non, vous n'êtes pas en train de le lire l'éditorial du magazine Têtu, vous êtes bien sur le Triangle Masqué et, cachez donc ces pectoraux et ses poses lascives que vous ne sauriez voir, nous allons vous parler ici d'un roman et d'un écrivain en surnuméraire qui nous avait, jusque là, quelque peu échappé. 

A moins d'avoir été immergé dans la culture gay des années pré- et post-Beat Generation, à moins d'être une de ces férues têtes chercheuses avides de perles à dégoter au creux du vivier inépuisable de la contre-culture U.S., ne cherchez plus: vous ne connaissiez pas John Rechy, vous non plus.

Aux Etats-Unis, il est pourtant toujours une référence majeure. Son opus principal, Cité de la nuit, considéré comme son chef-d'oeuvre, est introuvable chez nous depuis des années (merci monsieur Gallimard, allez quoi, on bouge son petit cul, on réédite, sans quoi refilez le bébé à Laurence Viallet, qui saura quoi en faire), et peut atteindre à la revente sur certains sites le prix d'un vieux vinyle des Smiths, à l'aise.

Cantonné dans les territoires aux limites tangentes de la culture gay, Numbers est bien ce genre d'objet porno qu'on feuillette d'abord avec une certaine sidération (une suite ininterrompue de branlettes à ciel ouvert, de pipes frénétiques et d'éjaculations dans l'herbe sur laquelle plane un vague halo de menace sexuelle), car nous sommes là au cœur de la drague sauvage homo dans les collines de Los Angeles, où les beaux gosses à mèches gominées se la donnent, se surestimant le paquet à pleine main dans des poses qui ne prêtent pas à discussion: ça suce ou ça se fait sucer, ça encule ou ça se fait enculer, parfois les deux, parfois à trois, certains ont même des trucs étranges derrière la tête, ou des comportements qui laissent à ceux qui les regardent (car ça mate beaucoup dans cet immense backroom à ciel ouvert) le soin de fantasmer ce qu'ils veulent.

Johnny, le héros de Numbers, revient sur les lieux de sa vie d'ex-tapin, Los Angeles, après une cure de jouvence passée dans sa ville natale, remis à neuf. Johnny est un pédé complètement mégalo, qui prend soin de lui, se sait irrésistible et voudrait, encore un temps, montrer ce qu'il a encore à donner. C'est presque une autobiographie, John Rechy ayant toujours avoué qu'il continuerait à tapiner jusqu'à la fin de ses jours tant que d'autres auraient encore envie de lui. Muscu, alimentation saine, le soleil de la Californie, ray-bans, sourire émail diamant. Même écrivain reconnu, professeur de fac, figure tutélaire pour bon nombre de ses pairs, Rechy continue à défier la jeunesse et à se prouver que tous auraient encore envie de se prosterner, à genoux, devant lui.

C'est tout le défi, et tout l'immense délire de ce roman entêtant jusqu'au fou-rire nerveux, qui nous somme d'entrer dans la danse frénétique de Johnny, qui veut se prouver une dernière fois, de retour sur les lieux de sa superbe, qu'il peut battre tous les records. Duels de coqs dans les fourrés entre deux mâles alpha qui lorgnent sur une basse-cour de freluquets effarouchés, souci de comptabiliser, ou pas, les pipes pas terminées, les coups à demi foirés, bite à moitié molle, à moitié dure. On est au cœur d'une danse masturbatoire qui ne trouve d'analogie que dans la réussite de niveaux dans un jeu vidéo, du nombre de branlettes finies devant un film de cul, du nombre entassé et comptabilisé des jours qui restent, pointés et barrés comme sur le mur d'une taule ou, pourquoi pas, de la compulsion stupide d'un collectionneur quelconque. De timbres, de lingots, de filles, de points de retraite, de cartes de baseball ? On est en Amérique, nom de Dieu! Le pays de l'amassement hystérique des biens et des sommes les plus folles. Toujours plus haut, toujours plus... Numbers.

John Rechy possède cette grâce, de surcroît, de ne pas fourvoyer son double dans une idiote palinodie. La rédemption lui est étrangère, elle ne lui servirait à rien. Ce dont il est sûr ne mène nulle part, et la jouissance qu'il en éprouve n'est pas que physique. En rendre compte par l'écriture, tout en se mettant complètement à nu, dans une impudeur qui parfois colle le vertige, reste quand même la principale gageure de tout ça. C'est pourquoi je l'aime bien, cette photo. Ces deux zigotos ne cherchaient pas d'excuse:
Numbers commence par un chapitre qu'on voudrait voir filmé par Monte Hellman: Johnny fonçant dans son bolide, dans la nuit noire, entre El Paso et L.A., à deux-cent à l'heure, sans croiser personne. Normal, pour un type qui partout ne cherche que lui-même, son propre reflet dans cette enfilade de type prosternés devant lui, et qu'il ne regarde même pas. John Rechy, c'est le mix improbable, mais très réussi d'Edmund White et de Hubert Selby, peut-être... Il est aussi, à coup sûr, le fruit des amours impossibles de Narcisse et de Sisyphe. Allez savoir.

Signé: RongeMaille 

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