Il s'appelle Stéphane Sorge, alias SS pour les intimes (et les auteurs qu'il descend), ce qui signifie également Super Style aux yeux de ceux qui l'aiment bien, ou aimeraient s'épargner les foudres de ses critiques assassines. SS est un serial-lecteur, un serial-critique, un type qui analyse, démonte, encense ce qu'il lit - ou pas - dans les colonnes du Monde Littéraire, dans un magazine féminin (sous pseudo), sur Paris Première à raison d'une intervention de 30 secondes de temps à autre, pour un magazine télé (sous pseudo). Avant, il faisait (sous pseudo) des piges pour Amazon mais depuis que ce sont les clients du site qui se chargent eux-mêmes des commentaires, SS peine à joindre les deux bouts. D'ailleurs, il s'appelle Stéphane Van Hamme, pour de vrai.
Tantôt il lit avec attention ce qu'il doit chroniquer et souvent, doit mettre un mouchoir sur sa probité professionnelle et synthétiser ce qu'il lit à droite à gauche et rendre un article comme on en attend de lui. Et tout le monde s'en fout. Oh non, se dit-on, pas un roman germanopratin de plus sur les pratiques douteuses d'un certain milieu de mèche avec ces salauds d'éditeurs et ces tartuffes d'écrivains prêts à tout pour y arriver... Ne vous inquiétez pas, Ciriez va nous raconter autre chose...
BettieBook est aussi un roman d'anticipation. Dans le premier paragraphe, on y enterre en grandes pompes le youtubeur Norman, mais c'est une blague. Il sera aussi question, plus loin, du nouveau Mark Danielewski, qui à ma connaissance n'existe pas encore, traduit par Claro (mais on en recausera plus loin). Dans les premières pages, on lit que Sorge en assez de la littérature. Il se ballade avec le dernier numéro du Nouveau Détective dans sa poche, et n'arrive plus à se passionner pour grand chose. Quand la rédaction du Monde lui demande d'aller interviewer la booktubeuse Bettie, des dizaines de milliers de vue sur sa chaîne où elle cause dystopies trop bien et teen-age séries romanesques à rallonge qui donnent du sens à sa life, SS y va à peine à reculons. Sincèrement, ce monde-là le fascine pas mal, qui est en train d'éteindre le sien pour de bon, à l'aune d'une nouvelle ère de communication culturelle à laquelle il aimerait bien se raccrocher.
Mais comment diable se raccorder à ce monde intrépide, sur-connecté et sans complexe qui navigue sur les réseaux à coups de #kiffetrovictorhugo, de youtubeuses toutes bariolées qui changent de jupe et de gloss à chaque transmission ? Alors qu'on ne cesse de lui répéter que la critique littéraire telle qu'il la pratique est morte et enterrée - et d'ailleurs, qui lit encore Le Monde Des Livres ? -, Sorge rumine un truc un peu spécial, et qu'il va sans doute en partie improviser devant nos yeux ébahis.
On met un temps avant de comprendre où Frédéric Ciriez nous emmène. Si on reconnait ici et là le style désopilant, très sexuel et tintinesque qui n'appartient qu'à lui (son précédent roman Je suis capable de tout ainsi que sa collaboration au scénario du film de Peretjako, La loi de la jungle sont là pour en témoigner), quelque chose de glacé, de déprimant s'est bel et bien installé.
Quand la rédaction du Monde lui confie les épreuves du prochain Danielewski comme on lui confierait les codes du Pentagone, Sorge l'emmène, s'endort dessus dans le TGV, l'oublie sur son siège, et va pondre un article sur le livre à partir des miettes qu'il a pu lire, et de commentaires glanés sur le web. On lui tombe dessus, les lecteurs enragent, Sorge est mis à pied, on le montre du doigt. Le plus drôle étant qu'à part lui, qui contre toute évidence clame son innocence et sa bonne foi, il trouve quelques défenseurs comme cet ami libraire un brin allumé, Mark Danielewski himself et le traducteur Claro qui s'est mis à douter "de sa traduction, sans doute trop littérale". On touche alors le fond de cette vaste blague non-sensique qui nous montre qu'en littérature comme en politique aujourd'hui, plus personne n'est capable de reconnaitre sa gauche de sa droite, et encore moins le bas du haut.
C'est en pleine lumière et à l'aide d'une caméra-espion que Sorge va se faire rencontrer la critique d'avant et celle d'aujourd'hui dans la mise-en-scène consentante d'un plan-cul raconté sur plus de vingt pages (joli tour de force) où nous verrons, entre hallucination et ricanements étouffés, l'éminent critique se mettre sur le bout la ravissante booktubeuse, à moins que ce ne soit l'inverse, elle avec un masque de Jerry, et lui en Tom. De critique à booktubeuse, de youtube à youporn jusqu'à ce revenge-porn dont on ne sait trop qui a le plus baisé l'autre, on n'en sortira non pas ravi mais exténué, des lumières de sex-toy à effet stromboscopique fluorescent plein les yeux (c'est quoi d'ailleurs, ce truc?), et sans un poil de sec.
C'est une farce bien sûr. Mais on aimerait bien que BettieBook qui, comme son auteur, ne recule devant rien, soit lu pour autre chose que ses passages salés, la drôlerie de ses références et ses penchants rentre-dedans avérés. Les toutes dernières pages, superbes, nous montrent d'ailleurs une voie qui est sans doute celle que va emprunter le vaguement calamiteux et légèrement dépravé Stéphane Sorge. C'est peut-être celle que Frédéric Ciriez va suivre et, comme on le sait capable d'absolument tout, on continuera à le suivre de très près.
Signé: RongeMaille
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire