On louche un moment sur la photographie de couverture, et on se creuse les méninges pour se rappeler de quel film avec Lilian Gish elle est tirée. Fausse piste. Ce n'est pas Lilian Gish dans un vieux mélo de Griffith, c'est une anonyme. Cette fille n'existe pas (ne poussez pas des cris d'orfraie, c'est une anonyme, donc personne).
Comme raccord, c'est pas mal, parce que La peau dure vous parle justement d'elle: de personne. Ou plus précisément d'elles, toutes ses femmes qui au lendemain de la seconde guerre mondiale, jeunes, vieilles, orphelines, veuves, abandonnées, belles, moches, pucelles, saintes et putains tondues ou pas, ont mangé leur pain noir en attendant qu'on veuille bien jeter un regard sur elles.
Elles sont trois soeurs. Pas celles de Tchekhov, bien qu'elles aimeraient bien elles aussi prendre le thé sous le saule pleureur au bord de la rivière en se plaignant de tout et de rien, dans la riche propriété de papa. Clara, Charlotte et Louison sont nées à Paname au moment où il ne fallait pas, et pauvres en plus de ça. Pour comble de malheur, maman est morte, les laissant à l'abandon dans le giron d'un paternel remarié qui s'en fout et les jette: c'est la guerre, et vive la S.T.O., où les parents encombrés peuvent facilement se défaire de leur marmaille en faisant fi de leur foi patriote et faire oeuvre utile. On n'appellera pas ça, par la suite, de la collaboration, mais du pragmatisme. On continue à comprendre ce que cela veut dire aujourd'hui: faire des économies. En Allemagne, on pratique l'effort de guerre dans les champs, on se fait des amitiés comme partout, des amours comme ailleurs, et on avorte comme on peut.
Les trois frangines égrènent chacune leurs histoires, leurs malheurs. La première, Clara, vit sa vie de bonniche au petit bonheur la chance. Elle a le bol d'avoir fini par atterrir dans une famille bourgeoise, mais progressiste, où on la traite bien, où monsieur ne cherche pas à la tanker dans les coins comme partout avant. et s'offusque même courageusement quand les flics viennent la chercher pour la mettre en prison parce que suspecte d'avoir avorté. La police repart avec elle penaude, engueulée, mais l'encage tout de même, c'est les ordres !
Avec Jacquotte, c'est plus compliqué: elle s'est mariée. Avec un petit fumier et surtout une belle-mère encore plus fumier que ça. En lisant son histoire, on comprend pourquoi des décennies après des énervées se soient bagarré pour le droit de garde. Jacquotte, c'est du Zola. Jacquotte se remettra à la colle avec un plus con encore.
Louison se croit la plus futée, mais on ne sera pas plus optimiste. Elle fréquente les troquets les plus affables de Montparnasse, tangue de plus en plus entre tous ces amours de traviole, et picole beaucoup trop. Sa petite racaille d'Arménien l'aimant d'amour fou, elle le trompe avec deux autres types dont un se fout carrément d'elle, mais dont elle est folle. C'est compliqué, la vie d'amour.
Raymond Guérin était un de ces écrivains à côté de la plaque qui sont passés à deux doigts du Grand Nulle Part mais que la réalité rattrape à chaque redécouverte. Il ne sera jamais panthéonisé (un "merde" affectueux à celles et ceux qui pensent que Jean d'Ormesson est un grand écrivain, en passant), mais son précipité de mélo social garde une saveur qui continue à faire peur. Et pourquoi j'ai l'impression qu'il nous parle non pas d'une période révolue, mais de ce qui nous attend ?
En attendant de voir ce qui va arriver, n'y pensons plus, lisons:
"Comme tous les jours de la semaine, sauf le dimanche, je me suis levée, ce matin, à six heures. C'est le réveil, encore une fois, qui m'a tiré du lit."
C'est bête, comme première paragraphe. On sent le bras d'honneur à Marcel, ou le pied de nez dit gentiment. On n'ira pas faire de cure sur le côte sinon, pour nous en remettre. On n'est même pas sûr de garder le réveil éteint le dimanche. On ne sera jamais sûrs de rien en fait, sauf du pire.
Signé: RongeMaille
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