C'est un livre à ranger à côté des oeuvres de Primo Levi, Soljenytsine, Kertesz ou Spillman. Les aventures de Ruben Jablonski est, en partie, un livre d'inhumanité, de souffrance et de survie, mémoires d'un homme qui a vécu l'enfer à Mogilev-Podolsk, ville ukrainienne transformée en ghetto juif sous l'occupation allemande (et l'aimable participation, fort zélée, des forces de police roumaines). Ce livre, Hilsenrath l'avait déjà écrit, il s'agit d'un des chefs-d'oeuvre du grand écrivain allemand, et il s'appelle Nuit, publié en 1964.
Ce roman-là, écrit plus de 30 ans après, ne nous raconte pas tout à fait la même chose. Certes, il nous parle de persécutions, d'horreur mais surtout d'exil. Et sur un ton, dans un style d'écriture qui n'est justement pas celui des grands auteurs cités plus haut. Hilsenrath possède cette bonne distance qui n'est ni portée par l'emphase et encore moins par le misérabilisme. On ne doutera pas un instant qu' Edgar, à cette époque, était un jeune homme intelligent et plein de ressources à qui la vie ne pouvait pas en raconter trop longtemps... Et c'est comme ça qu'il se livre ici: plein de vie, volontiers baratineur et opportuniste, diablement doué aussi pour apprendre à vitesse grand V toutes les langues qu'il croise, et sans doute protégé par un invisible ange gardien qui l'aura aiguillé vers les bons chemins plus d'une fois.
Le prosaïsme des situations peut sembler bien déroutant parfois, tout au long cette fuite sur les chemins de l'exil. S'il parle beaucoup des destins tragiques vécus et racontés par d'autres, de la souffrance de voir sa famille éparpillée loin de lui aux quatre coins de l'Europe, son expérience du ghetto ne fut qu'un spectacle de mort, et ses haltes successives d'Allemagne en Ukraine, de Roumanie en Bulgarie jusqu'en Palestine puis Paris et New York, un périple interminable qui ne sera rien d'autre que son roman d'initiation à lui.
Ruben Jablonski (Edgar) n'a qu'un but dans cette existence: retrouver les siens. Mais des raisons de (sur)vivre, il en a deux: faire l'amour et surtout: écrire. Un rescapé des ghettos juifs ou des camps peut se permettre cela: raconter sans crainte et sans frein ce que le jeune homme plein de sève et d'ego qu'il a été avait alors en tête: manger, baiser, écrire. Une fois qu'on a survécu, en effet, pourquoi ne serait-on pas obnubilé par le principal, par ce qui fait le sel de la vie: vivre, quoi.
Hilsenrath passe sans accroc aucun de la relation tragique d'une jeune rescapée des camps qui a été violée pendant des mois par des paysans polonais qui la cachaient à ses préoccupations pécuniaires de traîne-savate à Tel-Aviv pour pouvoir de payer une séance au bordel. Ou de sa relation torride avec une riche exilée au nez et à la vieille barbe de son mari, qui survient peu après cet épisode fiévreux dont il n'aurait pas du réchapper.
La vie emmène tout, et les morts restent derrière. C'est au fond un roman très significatif de l'art de l'écrivain et de sa vision du monde: on y croise le Hilsenrath tragique, humaniste et sans effet de manche de Nuit et du Conte de la dernière pensée (sur le génocide arménien), comme celui, paillard, grotesque mais impitoyable dans sa clairvoyance et son acidité de Fuck America et d'Orgasme à Moscou.
Quelle vie terrible (pourrait-on lui dire en s'imaginant le voir faire la gueule) ! Quel bon dieu d'écrivain (et là, peut-être, le verrait-on sourire) !!!
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