ABATTOIR BLUES
Alors que le monde s'esbaudit quand Brigitte Macron est désignée marraine d'un bébé koala né au zoo de Machinchouette et que le couillon de base applaudit des deux pieds aux prouesses d'un émirat du Golfe qui vient de débaucher un joueur de foutebole pour des centaines de milliers d'euros, que des chroniqueurs de presse libérale s'emballent en faveur de la révision du code du travail, de la fin des 35 heures, du repos dominical et, pourquoi pas, de passer aux quatre semaines de congés annuels (ce qui est encore bien généreux), qu'on peut très bien se remplir les poches dans la foulée d'un plan social concocté par ses soins et demander des efforts aux smicards, tout comme on peut se permettre de coller des peines de prison à des personnes qui veulent sauver des vies, la littérature se pose cette question, parfois, mais c'est assez rare: et que devient le monde ouvrier dans tout ça?
Pour beaucoup, il appartient aux étagères de nos bibliothèques empoussiérées..."C'est du Zola", et puis voilà... Pour beaucoup, c'est un monde qui n'existe plus (et c'est pourquoi les syndicats, par exemple, ne représentent plus qu'eux-mêmes, et leurs petits intérêts). On parle d'employés de commerce, de travailleurs saisonniers, d'intérimaires, de monde paysan aussi parfois (mais aux yeux de la plupart c'est là qu'on trouve de bons partis, des célibataires rigolos, un peu lourds qui possèdent de bien belles maisons et puis quels jolis paysages!), de chômeurs (qui profitent du système), et l'ouvrier a été relégué dans cette ornière à l'abri du regard des autres qui n'a plus droit de cité. Car qui parle de monde ouvrier parle de souffrance au travail, de répétition, de pénibilité et ça, on l'a encore vu il n'y a pas si longtemps, ça ne peut pas exister (et puis c'est trop compliqué à évaluer).
Erwan travaille dans un abattoir près d'Angers. Un travail à la chaîne qui en vaut bien un autre dans un premier temps, mais en fait non: assommer les boeufs à la chaîne, les accrocher, les dépecer, les débiter, rincer tout ce sang à grande eau, faire glisser toute cette barbaque sur des tapis roulants, on ne s'y fait jamais vraiment. Et Erwan fait ça depuis longtemps... Dans Jusqu'à la bête, Timothée Demeillers fait plus que nous raconter le quotidien terrible du travail d'usine, surtout s'il s'accompagne de mise à mort. Le problème de la souffrance animale, par exemple, n'est pas le sujet de son roman. Il s'agit ci de souffrance humaine, ce dont personne n'a envie de parler. Il nous raconte la destruction d'un être humain par l'indifférence et le mépris.
Le quotidien d'Erwan est morne, ennuyeux. C'est un homme peu sûr de lui et qui au fond se déteste beaucoup. C'est un homme qui ne se reconnait aucune qualité. En cela, son entourage le confortera sans cesse dans cette idée. Et autour de lui, un véritable désert affectif: une famille soudée qui n'en est pas vraiment une, et aimante non plus. Des rapports avec les femmes qui se sont fait de manière... tardive, et décevante. Et au coeur de l'usine, dans le ventre de la bête, une absence totale d'entraide, de reconnaissance. De sa direction, cela va de soi, mais de ses collègues non plus, rien du tout... Juste des blagues salaces, sans cesse répétées, des histoires faites de racisme, de machisme et de fiel mariné dans la bêtise crasse. Il n'y a plus de monde ouvrier, il n'y a plus que des ouvriers. Qui doivent fournir leur travail pour ce qu'on leur donne, mais plus l'inverse.
De cette misère affective, de ce grand vide qui ne dit pas son nom, le roman tire sans aucun doute ses meilleurs passages. Et c'est sans aucun mal qu'on finira par admettre que ce qui finit pas advenir est de l'ordre du logique. Soit on plie, soit on casse.
Dans la description des gestes, Timothée Demeillers est très fort. Au plus intense des questionnements de son triste héros disparu au fond de lui-même, l'auteur insiste sur les bruits de la chaîne, qui deviennent ceux d'un cerveau qui tourne à vide: Clac - Clac - Clac. Les pensées néfastes d'Erwan finissent par lui passer sous les yeux comme ces morceaux de viande qu'il dépiaute, depuis des années. On se croirait parfois dans la rythmique folle et hypnotique de la prose de David Peace, cet autre grand écrivain de l'aliénation et de la folie de masse, qui lui aussi a su parler de la destruction du prolétariat sous Thatcher.
Et le livre s'achève avec cette assurance, cette clairvoyance terrible que le sort d'Erwan, tout comme celui du reste du monde ouvrier, n'intéresse plus personne. Par contre, on lui demandera, à lui, d'envier un peu plus ceux qui possèdent les plus belles maisons, les plus grandes piscines, les femmes les plus sublimes. D'admirer encore plus ceux qui possèdent tout et de s'oublier, lui qui n'aura jamais rien.
Signé: RongeMaille
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