06/01/2017

MANUEL A L'USAGE DES FEMMES DE MENAGE de Lucia Berlin


Il est temps pour  tout le monde de sortir de la torpeur postprandiale et festive du Nouvel An et de retourner vers son libraire préféré car là, attention, l'année va démarrer avec une déflagration d'une ampleur maximale. On a l'habitude de dire que la littérature américaine est une sorte de puits sans fond dans lequel les éditeurs vont puiser tant qu'ils peuvent pour en extirper perle après perle, mais c'est vrai. On ne peut plus vrai.

Nouvelle preuve, s'il en fallait, de cette hyper-florescence à nulle autre pareille, Jean Mattern, tout nouvel éditeur de la maison Grasset et frais transfuge de la maison-d'en-face, Gallimard, nous balance ce Manuel à l'usage des femmes de ménage d'une illustre inconnue, et foi de RongeMaille qui en a lu plein d'autres, vous allez en rester à genoux.

Lucia Berlin nous a quitté en 2004 et même si pour elle, la gloire fut post-mortem ou à peu près (comme très souvent avec les plus grandes), il n'est jamais trop tard pour bien faire. Pour ça, il faudrait vous imaginer une Alice Munro qui serait un peu sortie de chez elle, aurait eu son moment Bukowski, picole, dope et mauvais garçons, ainsi qu' une longue période femme au foyer avec mari absent, aurait vécu mille vies, quatre mariages, plein d'enterrements, une existence en trajectoire de yoyo. Cette femme, en plus d'avoir les plus beaux yeux de la littérature mondiale, était ce que le féminin avait à répondre de plus merveilleux à la perfection du style de Raymond Carver.

Alors ce livre, c'est quoi ?... Un recueil de nouvelles qui n'en est pas un, plutôt le rapport d'une vie, déconstruite sous forme de saynètes dans lesquelles Lucia se raconte, elle et les siens, dans sa jeunesse, dans sa vieillesse, au lavomatic d'en face, en petit fille modèle, en épouse de camé à Tijuana, en infirmière parfaitement bilingue, en femme de ménage curieuse de la vie des autres, en professeur d'espagnol dans des lycées difficiles, en alcoolique faisant la queue en pyjama et bigoudis à l'ouverture du liquor-store du coin,  en compagnie d' ivrognes sympathiques et serviables, en vieille dame malade traînant sa bombe à oxygène derrière elle dans son mobil-home, toute seule, en femme amoureuse, trahie, toujours portée par une attention à ce que font, à ce que sont les autres.

Car un don d'observation comme celui-là, une pareille facilité à vous faire entrer dans une histoire en trois secondes et deux dixièmes, c'est rare:

"La plupart du temps, ça ne m'embête pas de vieillir."

"Aux urgences, on n'entend jamais les sirènes."

"Carlotta émergea, durant la quatrième semaine de pluie d'octobre consécutive, dans le service de désintoxication du Comté."

"- Maman voyait tout, disait ma sœur. C'était une sorcière."

"Il m'a plu tout de suite, rien qu'en parlant avec lui au téléphone."

Et pas une seule n'est semblable aux autres. Il y a des merveilles de deux pages à peine comme Mon jockey:

  "Combattants du feu et jockeys. Ils atterrissent toujours aux urgences..."

où Lucia nous fait part de son émoi de femme face à cet homme 

"...aussi petit qu'un bambin mais costaud, tout en muscles. Un homme sur mes genoux."

 des histoires qui semblent se répéter mais vous racontent autre chose à chaque fois. Toute une vie bien remplie, en somme, et racontée comme ça vient.

On ne peut pas prétendre qu'il s'agit là juste d'un recueil de nouvelles, ce serait trop simple. Et s'il faut parler d'auto-fiction, puisque Lucia Berlin y raconte ici sa vie en morceaux, alors il faut savoir lire comment cet art de la narration à la première personne adopte soudain des formes inédites. Ainsi dans la nouvelle intitulée Mijito, qui raconte le parcours horrible d'une jeune maman mexicaine analphabète, paumée à Oakland, le point de vue change soudain et c'est une infirmière qui prend la narration en charge: c'est elle, Lucia Berlin qui raconte, et vous serre le cœur comme un éponge.

Plus loin dans Ici, c'est samedi, texte étrange qu'il faut pouvoir lire deux fois pour en saisir toutes les subtilités, on ne comprend pas ce qui se passe quand, pareil, on comprend où elle est: cette professeur d'écriture aux cheveux blancs qui enseigne dans une prison du Comté  l'art de raconter des histoires à des repris de justice, des prostituées, des camés, des voleurs: c'est elle ! Lucia à qui un des prisonniers reproche de faire du favoritisme à l'égard de l'un deux:

"- Je n'ai pas de chouchou, répond-elle. J'ai quatre fils. J'ai un rapport différent avec chacun. C'est pareil avec vous."

Et on jubile de l'avoir repérée dans cette nouvelle où, soudain, on ne la voyait plus. 

Mes très chères sœurs, mes très chers frères, quel gâchis que vous passiez à côté de ce pur miracle, tout près de cette femme qui s'est donnée sans compter à ses amours, à ses enfants et à tous les siens comme elle a donné à l'écriture tout ce qu'elle avait, sans illusion ni espoir de retour.

Sans blague, cela vous est-il déjà arrivé de tomber amoureux d'un écrivain ? 

Avez-vous bien regardé ses yeux ?

Signé: RongeMaille 


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