08/07/2016

SPOON RIVER : catalogue des chansons de la rivière d'Edgar Lee Masters

Une fois n'est pas coutume, je vais vous parler d'un livre que je n'ai pas entièrement lu. Ou plutôt, d'un livre dont je n'ai pas encore lu intégralement la nouvelle traduction. Il ne s'agit pas de n'importe quel livre, mais d'un immense classique de la littérature américaine que j'affectionne particulièrement, encore largement méconnu en France et épuisé depuis quelques années. Mais après l'avoir longuement feuilleté, je vous invite à courir céans chez votre libraire acquérir ledit ouvrage: j'ai nommé Spoon River d'Edgar Lee Masters (1868-1950), dernier né des éditions Othello. Si vous ne connaissez pas encore ce label au nom shakespearien, vous connaissez sans aucun doute l'éditeur qui l'héberge: Othello est issu de la collaboration entre l'étonnant Nouvel Attila, chantre des littératures étranges et étrangères, et du collectif Général Instin. Il y a quatre ou cinq ans déjà, Benoît Virot, intrépide roi des huns, évoquait son projet de rééditer le fameux Spoon River et j'accueillais cette initiative avec enthousiasme. Car c’est finalement ce qu’on attend aussi d’un éditeur: qu’il fouine, déterre, exhume des trésors oubliés. Qu'il redonne vie à des livres introuvables, qu’il s’agisse de classiques tombés dans l’oubli, de textes injustement méconnus ou de curiosités littéraires. De temps à autre, un écrivain nous arrive ainsi, sauvé des eaux et de l'indifférence, grâce à l'insistance d'un lecteur, d'un éditeur ou d'un traducteur plus curieux, plus audacieux que les autres. Des écrivains en marge, des personnages flamboyants -Harry Crews par exemple- ou des figures discrètes comme John Williams et son remarquable et unique livre, Stoner, nous parviennent ainsi, longtemps après la bataille. Et c'est une merveilleuse bouffée d'oxygène dans ce monde de la course à la nouveauté, un immense bonheur, tant pour les libraires que pour les lecteurs. 
Bon, va pour l'éditeur me direz-vous, mais quid du fameux Général? Serait-ce le patronyme oublié d'un officier de la guerre de Sécession? Hé bien non, mais l'histoire est tout aussi romanesque. Le collectif Instin est né en 1997 suite à la découverte par l'auteur Patrick Chatelier d’une chapelle tombale du cimetière Montparnasse, sépulture du général Adolphe Hinstin (1831-1905). Il est alors frappé par la résonance et l’inspiration que lui apportent le nom et le vitrail photographique gâté par le temps du militaire. C'est ainsi que vint au monde, débarrassée du H initial, la nébuleuse Instin formée d’écrivains, musiciens, plasticiens et artistes divers. Il va sans dire que le conquérant Roi des Huns et le téméraire Grand-Officier de la légion d'Honneur, par ailleurs Commandeur de l'ordre du Soleil levant (quel titre!), ne pouvaient que s'entendre !

Ceci étant, voici donc, Mesdames et Messieurs, une nouvelle traduction, intégrale et particulièrement fidèle, de l'immense Spoon River Anthology (1915) du brillant Edgar Lee Masters. Laquelle semblait, hélas, à jamais perdue dans les eaux de la rivière dont elle porte le nom... Un véritable drame, tout lecteur qui se respecte devant, selon moi, posséder dans sa bibliothèque cet incontournable classique de la littérature américaine. Edgar Lee Masters, élevé dans l’Ouest à l’époque des dernières guerres indiennes, mais grand lecteur d’Ovide et d’Anacréon, nous a laissé ce recueil de poèmes, constamment réédité outre-atlantique, cette "chanson grinçante, désenchantée, des rêves inaboutis". Inspiré dans sa jeunesse par les plus grands poètes dont Walt Whitman et Percy Shelley, fils d’un avocat du Kansas, Edgar traîne trente ans d'ennui en tant qu'homme de loi et produit quelques écrits qui ne remportent aucun succès, avant de lire en 1909 une anthologie d'épigrammes grecques, qui fait basculer sa vie. Il a alors l'idée de composer cet ouvrage étrange et vénéneux, paru en 1915 et mettant en scène les habitants disparus de Spoon River, village issu de la fusion imaginaire de Lewistown et de Petersburg, bourgades de l'Illinois. Commence pour lui une vie d'errance, de bohème et de boisson qui finira tragiquement mais verra naître une oeuvre prolixe et protéiforme: douze pièces de théâtre, vingt-et-un recueils de poésie, six romans et six biographies, dont celles d’Abraham Lincoln, Mark Twain et Walt Whitman. En France, ce texte était, de façon incompréhensible, aux oubliettes depuis quelques années, malgré deux grandes traductions: la première par Michel Pétris et Kenneth White sous le titre Spoon River (Champ Libre, 1976), la seconde par Patrick Reumaux sous le titre, sublime, Des voix sous les pierres: les épitaphes de Spoon River (Phébus/Elisabeth Brunet, 2000). 
Je ne connaissais pour ma part que la traduction, somptueuse au demeurant, du très talentueux Patrick Reumaux, dont je regrette amèrement la disparition. Alors, qu'est donc ce nouveau "catalogue des chansons de la rivière"? Difficile de rivaliser avec deux traductions reconnues, pense-t-on de prime abord. Et pourtant... Voyons ce qu'en dit l'éditeur:
"Les chants de Spoon River sont ceux des habitants du village de Spoon River (Illinois), enterrés sur la colline au-dessus d’une rivière, qui forment une constellation de fantômes ferraillant de leurs passé, de leurs commerces, de leurs ambitions et de leurs amours... C’est une troisième version que vous lirez ici, plus fidèle à l’esprit comme à la lettre… même si certains textes ont été recréés —humains et même animaux cités dans l’œuvre de Masters, mais qui n’avaient pas d’épitaphe spécifique — et des cartes ajoutées. Sous l’égide du Général Instin, un soldat s’est attelé à la tâche de les traduire dès leur parution.
Et qu'en dit la libraire? Pour commencer, que l'objet-livre est magnifique avec son format à l'italienne, sa jaquette sobre et élégante, pareille à un écrin somptueux renfermant mille trésors. A mon grand étonnement, l'ouvrage comporte une préface totalement imaginaire: un ajout au texte original, une sorte de "genèse" au travail du Général. Ladite préface explique le contexte très particulier de cette édition, soit-disant retrouvée via une vente aux enchères, via un libraire... La traduction serait celle d’un soldat de la Grande Guerre, qu’il aurait augmentée de ses propres poèmes, ainsi que d’une carte, extrêmement détaillée, du fameux cimetière. C'est cette traduction que le Général nous propose de lire ici, accompagnée des poèmes du soldat présentés sous forme de petit carnet ("autres chants de la rivière") et de ses précieuses cartes, glissés dans les rabats du livre. Lequel s'avère donc véritablement et doublement écrin, à ma grande joie. Alors, effectivement, tout ceci n'est que mise en scène, ajout personnel, pure fiction de la part d'Othello: mais pourquoi pas? Ce jeu sur la genèse, ce suspense supplémentaire, cette inventivité, n'enlèvent selon moi rien à la profondeur du texte, ni ne le dénaturent, ni ne me donnent l'impression que la grenouille (le collectif/éditeur) veut devenir plus grosse que le bœuf (l'auteur/l'oeuvre). Je n'y vois qu'une histoire dans l'histoire, le fruit d'une imagination collective active, fertile et profondément romanesque, qui n'empêche en aucune façon l'accès à l'oeuvre. Une traduction, la vision que l'on a d'un texte, s'apparentent finalement à l'adaptation d'une pièce de théâtre: le résultat dépend beaucoup du metteur en scène et de ses interprètes, de leur regard sur l'oeuvre, de leur ressenti et de leur investissement. Et le pari est réussi: l'on ne peut qu'applaudir le travail des protagonistes, Général et Roi des Huns, tant pour la traduction que pour le reste, et auxquels je souhaite sincèrement d'être aujourd'hui roi des unes. En ces temps troublés où la création, l'imagination et les mots sont loin de faire loi, saluons ceux qui en font leur combat, saluons leur audace et leur inventivité! Non, point de trahison ici, point de grotesque, point d'illégitimité: le projet est intelligent, réfléchi et totalement abouti, et je gage qu'Edgar ne serait certainement pas outré, mais honoré de voir qu'il inspire encore aujourd'hui tant de passions et d'artistes. Messieurs, un immense et sincère bravo.

Je dois aussi vous avouer que j'ai toujours aimé me perdre parmi les vieilles tombes, enlacées par les lierres grimpants et envahies d'herbes folles. Vous pouvez donc me croire quand je vous dis que ce cimetière là, situé au bord de la rivière Spoon dans l’immense prairie, vaut le détour. Constituée de 244 tombes à l'origine, numérotées, la bal(l)ade s'enrichit aujourd'hui de nouvelles tombes, de nouvelles voix.
"Où sont Elmer, Herman, Bert, Tom et Charley, le faible d'esprit, le fier-à-bras, le pitre, le soiffard, le bagarreur? Tous, tous dorment sur la colline..." se lamente l'étendue verdoyante sur laquelle ils reposent. Ils s'appelaient Minerva Jones... Sonia la russe... Eliott Hawkins... Richard Bone... Lyman King... Et tant d'autres encore, tous habitants de Spoon River, ce petit bourg de campagne de l'Illinois... Prostituée, poétesse, charretier, tonnelier, docteur, shérif, épouse, mère, fille... Ces voix d'hommes et de femmes, de tout âge et de toute condition sociale, s'élèvent tel un chœur antique, puissantes, envoûtantes, et nous racontent l'histoire de leur village, de ses habitants et de leurs ambitions déçues. Mais l'on entend aussi dans cette version celles de leurs animaux, et de ceux qui n'avaient pas voix au chapitre dans l'original mais dont les noms apparaissaient ça et là. "Chacun y va de son couplet rageur, mélancolique ou futile: forgerons, arracheurs de dents, pécheurs et pasteurs, punaises de sacristies et franches traînées, rescapés du grand rush vers l’Ouest, soûlards et abstinents, fermiers et trimardeurs, spoliateurs et spoliés, tous bernés par leurs semblables, et plus encore par l’histoire."
L'on retrouve ici, avec un réel enchantement, le sel du texte original; ce ton étrange et envoûtant qui porte les influences conjointes d'Edgar Poe et de Walt Whitman, et ne va pas sans rappeler Ambrose Bierce. Ce surprenant mélange d'ironie et d'humanité, qui met en lumière les contradictions entre la moralité officielle affichée de leur vivant par les villageois décédés et leurs véritables aspirations. Certaines épitaphes ne font que révéler un morceau de l'histoire de celui ou de celle dont la voix s'élève, tandis que d’autres répondent à celles émises par d’autres défunts. Elles les précisent ou les dénoncent, les confirment ou les démentent, ce qui rend le texte d'autant plus étonnant, labyrinthique et fascinant. La numérotation des poèmes, une habile structure de mise en perspective des monologues, les uns par les autres -échos, renvois et allusions croisées- permet au lecteur de se repérer, de suivre cet étrange fil d'Ariane. Révélant ainsi peu à peu les contradictions, l'amertume, les chagrins, les frustrations, la difficulté de vivre de ceux qui ne sont plus. Et révélant aussi une vision extrêmement lucide et étonnamment critique en son temps, de l'hypocrisie du puritanisme américain. Transcendé par la mort, ce catalogue de chants de la rivière nous renvoie une image, bouleversante à bien des égards, de notre condition d'humbles mortels et nous invite, finalement, à vivre du mieux possible ici-bas afin d'éviter les regrets...
Ces voix envoûtantes, bouleversantes, qui murmurent ou crient depuis un au-delà dont on ne sait s'il est paradis ou enfer, donnent donc à ce texte une tonalité remarquable et en font une oeuvre décidément hors-norme. Et c'est bien là tout le talent d'Edgar Lee Masters: avoir su donner une forme poétique à ces somptueuses mémoires d’outre-tombe et parvenir à rendre attachants, voire inoubliables, ces morceaux de vie emportés par le vent. C'est aussi là tout le talent, le travail au long cours d'un Général, et toute la ténacité, la passion d'un éditeur: avoir su préserver, magnifier même, un tel chef d'oeuvre, sans trahir l'esprit du texte original ni le dépouiller de son essence, en respectant la voix de l'auteur et le contexte dans lequel il s'inscrit. C'est une traduction brillante, passionnante et passionnée.
A tous ceux qui ne connaissent pas encore ce texte grandiose, je recommande donc de plonger sans aucune crainte dans cette rivière mythique et d'oser aborder de nouveaux rivages. Aux autres, je conseille de le redécouvrir, avec autant de passion qu' à leur première lecture. A tous, je souhaite d'apprécier autant que moi la beauté du texte, ses qualités littéraires et ce qu'il dit de l'humain. Mais aussi l'immense travail accompli par Othello et ce qu'il dit de la création aujourd'hui, de l'imagination et de ses possibilités infinies. Superbe et déchirant, unique en son genre, Spoon River est un chef d’oeuvre indispensable, qui devrait vous hanter longtemps... Alors oui, je continue à adorer la traduction du grand Patrick Reumaux, mais c'est un véritable travail d'orfèvre qui a été réalisé ici, un ré-enchantement, un très bel hommage à l'auteur et à l'oeuvre. A découvrir sans attendre donc: une fois au cimetière, il sera malheureusement trop tard!

"Rappelle-toi, ô mémoire de l’air, je ne suis plus rien qu’un petit tas de poussières."

PS: mon exemplaire acheté ce soir, je vous glisse quelques extraits de poèmes...

30 Doc Hill
J'allais et venais dans les rues
ici et là, de jour comme de nuit,
à n'importe quelle heure pour soigner le pauvre.
Et vous savez pourquoi?

Ma femme me haïssait, mon fils a mal tourné.
Alors j'ai reporté sur les gens tout mon amour.

100 Mary McNeely
Visiteur,
aimer c'est trouver son âme
à travers l'âme de l'être aimé.
Quand l'être aimé se retire de votre âme,

eh bien vous perdez votre âme.
Il est écrit: "J'ai un ami,
mais ma douleur n'a pas d'ami".

135 Madame Purkapile
Il s'est enfui et disparut une année entière.
Quant il rentra, il me raconta cette histoire idiote

de pirates sur le lac Michigan
qui l'avaient capturé, enchaîné, et il n'avait pas
pu m'écrire.


Signé: votre Moneypenny

6 commentaires:

  1. Vous nous manquiez! L'attente fut longue, mais le jeu vaut la chandelle. J'achèterai dès lundi ce monument de la littérature américaine! Un grand bravo et un immense merci pour vos chroniques "passionnantes et passionnées".

    RépondreSupprimer
  2. Waouuuu! Quel article ! Moneypenny, vous êtes vous-même une voix que l'on aime entendre et espère lire encore longtemps en ce monde!

    RépondreSupprimer
  3. Magnifique recension. Je vais me procurer de suite le livre. Merci

    RépondreSupprimer
  4. Merci cher confrère et ami d'autrefois de rentrées littéraires ;-) Dame Moneypenny

    RépondreSupprimer
  5. Brillant article ! Vendu !

    RépondreSupprimer
  6. Bonjour, merci pour cet article ! Pouvez-vous me dire si comme pour l'édition Phébus (traduit par Reumaux), on trouve dans cette version les textes originaux en anglais svp ?

    RépondreSupprimer