Incroyable! Jim Harrison, ce
monstre sacré de la littérature américaine, ce grand amoureux de la vie que l’on
croyait éternel et invincible, a cassé sa pipe il y a quelques jours, sans
crier gare. "Big Jim" s’est
éteint à l’âge de 78 ans, le 26 mars dernier, terrassé par une
crise cardiaque dans sa maison de l'Arizona. Et quelle meilleure façon de mourir que de finir ainsi
chez soi, entouré de ses livres et de ceux qu’on aime, surtout quand on sait les excès du bonhomme. Une page se tourne... Une de plus, et le Triangle Masqué ne pouvait manquer de saluer une dernière fois ce "grand maître" des lettres américaines. Certes, les plus grands journaux lui ont rendu hommage, mais on le dirait déjà aux oubliettes, une nouvelle chassant l'autre. Impossible! Impensable! Car depuis trente ans, Jim Harrison occupait une place à part dans notre existence, un peu comme un vieil oncle d'Amérique attachant et bourru. Tantôt reclus dans sa cabane au fond des bois, tantôt vagabondant sur les routes du monde où il goûtait allègrement tous les plaisirs de la vie, Jim était un monument de la littérature américaine. Dans le genre cyclope herculéen aux appétits insatiables et au
grand cœur, on ne trouvait pas mieux que ce gars-là. Imposant, claudiquant, l’air
vaguement lubrique avec son œil en verre, sa clope, sa chevelure et ses sourcils en broussaille, c’est vrai qu’il
impressionnait, le Jim! Preuves en sont les sobriquets, aussi drôles que variés, dont ses admirateurs américains l’affublaient: le grizzli des lettres, l'ogre du Montana, le monstre du
Michigan, j’en passe et des meilleures... Il était incontestablement de la race des
géants, de ces grands romanciers attachants et réjouissants qui inspirent à leurs lecteurs un véritable
culte.


Il laisse derrière lui une œuvre foisonnante mêlant romans, poèmes, nouvelles, autobiographie et même livres pour enfants. En France, on le suivait aussi avec passion et attention de livre en livre, même si j'avoue que ces dernières années, ses héros vieillissants à la libido en berne et à la descente facile me laissaient un peu indifférente. Trop masculin peut-être, trop loin de moi. Quoi qu’il en soit, j’aimais Jim Harrison, à la fois parce qu’il était un grand écrivain et parce qu’il était une sorte de Gargantua yankee attachant et intrigant. Il avait surtout, me semble-t-il, ce formidable courage d'être soi. Personnage rabelaisien au rire et à la voix tonitruants, la légende s’est donc éteinte en ce printemps naissant; quel bon jour pour mourir pour un homme qui aimait autant la vie et la nature que la saison du renouveau! Il était l'incarnation parfaite de la Liberté, ou devrais-je dire des libertés? Solitaire, fort en gueule, grand buveur et fine fourchette, amateur de jolies femmes, il assumait parfaitement sa nature vorace et entière, au grand dam parfois de ceux qui le rencontraient. Mais derrière son armure et ses airs d'ours mal léché se cachait un homme tourmenté et sensible, un homme de cœur, que la vie n'avait pas épargné. Je suis moi-même tombée "en amour" avec Jim en lisant Légendes d’automne et Dalva dans les années 90 ; grands moments de lecture et souvenirs émus de l'étudiante que j’étais alors, loin d’imaginer que je serais amenée à le rencontrer au cours de ma carrière de libraire.


« Son écriture lui ressemble : des brûlures, des boules de colère, où flamboie le conteur de la modernité, de larges périodes où le naturaliste décrit l'envolée d'un oiseau bleu moqueur du Mexique et le chant mozartien du Dolorosa beige, des épanchements du cœur où s'enlisent des antihéros que la vie a trompés. »


Si notre homme goûtait les excès, "il revenait toujours aux piliers fondamentaux de sa vie": la littérature, la vie sauvage, la famille, partageant son temps entre ses maison du Montana, où il s’était installé après avoir quitté le Michigan, et de l'Arizona. Fidèle à ses amis, à ses valeurs, à ses forêts, il était aussi marié depuis 50 ans avec son épouse Linda. La nouvelle de la disparition de Jim Harrison m’a surprise et attristée, un peu comme s’il faisait partie de mon cercle d’intimes. Mais oui, il en faisait partie : pendant 20 ans, ses livres m’ont accompagnée dans mon quotidien de libraire et chacune de ses parutions était un événement. J’aimais la présence familière et rassurante de Dalva, entrée au panthéon des héroïnes depuis des années, sur les tables de livres de poche, et celle de tous ses titres dans les rayons. Wolf, Dalva, Légendes d’automne et beaucoup d'autres titres brillent toujours parmi les élus de la bibliothèque fort encombrée de mon salon. Et c'est peut-être ça, finalement, un grand auteur, un grand artiste: quelqu'un dont vous vous sentez proche alors que vous ne le connaissez pas ou si peu ; quelqu'un qui vous manque et qui vous fait vous sentir un peu orphelin quand il n’est plus... Proche des écrivains Richard Brautigan, Jim Crumley, Raymond Carver, il s'en est allé les rejoindre en ne manquant pas, je parie, d'emporter de bonnes bouteilles de bandol, son vin préféré, pour fêter leurs retrouvailles. En revanche, pendant que ça swingue au paradis des auteurs, son meilleur ami, l'écrivain Thomas McGuane, doit se sentir bien seul: leur correspondance hebdomadaire, démarrée il y a plus de 15 ans, s'est soudainement interrompue. Mais loin des yeux ne signifie pas loin du cœur, croyez-moi Tom; far from the eyes but close to the heart...Dans La route du retour, Jim écrivait: «Une fois morts, nous ne sommes plus que des histoires dans l’esprit d’autrui.» Peut-être, Monsieur Harrison, mais ce qui est sûr, c'est que vous allez sacrément nous manquer et que vous resterez à jamais une grande et belle histoire dans nos cœurs de lecteurs et de libraires. So Long, Jim!
(Les livres de Jim Harrison ont
été traduits chez Robert Laffont, Christian Bourgois et Flammarion. En poche,
ils sont publiés en 10-18 et j'ai lu)
Magnifique article!Le plus touchant que j'aie lu depuis la mort de Big Jim, même dans les grands journaux. Le votre sonne juste et l'on sent l'amour que vous portez à la littérature et à ses auteurs. C'était un géant. Et vous avez une plume sublime. Rest in peace Jim.
RépondreSupprimerSuperbe cet article! Quel régal! Continuez Moneypenny!
RépondreSupprimerJe n’ai rien lu de cet auteur (j’avais lu qu’il est mort récemment), en échange votre manière de le présenter est merveilleuse - vie et œuvre qui s’imbriquent - et ça donne envie de lire quelque chose ! Merci pour votre présentation et bonnes découvertes encore !
RépondreSupprimerJe suis conquis par votre article et par la façon, si personnelle et si subtile, que vous avez de rendre hommage à ce grand auteur. Je suis un grand lecteur de tous les journaux littéraires et Jim à fait couler beaucoup d'encre, comme vous le dites. Mais aucun papier ne m'a touché autant que le vôtre, et c'est sans doute ce qui fait toute la différence entre un grand libraire et un critique littéraire: le coeur, la véritable passion de son sujet. Vous les avez, incontestablement. Quand à la plume, il ne fait aucun doute pour moi que vous n'avez rien à envier aux chroniqueurs dits chevronnés. Un immense bravo pour votre talent, chère dame.
RépondreSupprimerOlala... Mais c'est que vous allez me faire pleurer, cher Monsieur qui êtes conquis et si gentil. Je ne sais que répondre sinon merci, du fond de mon petit cœur de libraire masquée. Bien à vous, Moneypenney
RépondreSupprimerMoneypenny, votre texte est formidable, votre plume est magnifique. Continuez à nous faire decouvrir, grâce à votre talent,des auteurs connus et inconnus. A bientot de lire une nouvelle rubrique. Merci chère Libraire.
RépondreSupprimerQuel remarquable article! J'en suis tout retourné. Vous avez une sacrée plume Miss et maitrisez votre sujet. Continuez surtout! Gardez la flamme! Je m'en vais lire vos autres articles...
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