13/03/2016

DANS LES EAUX DU LAC INTERDIT de Hamid Ismaïlov

En préambule, cette note: "entre 1949 et 1989, au Polygone nucléaire de Semipalatinsk, il fut réalisé un total de 468 explosions nucléaires, dont 125 explosions atmosphériques et 343 explosions souterraines. La puissance totale des appareils nucléaires testés dans l'atmosphère et sous la terre au Polygone (dans une région peuplée) dépassait par un facteur de 2 500 la puissance de la bombe lâchée sur Hiroshima par les Américains en 1945". 
Jamais, avant de lire dans les eaux du lac interdit, je n’avais imaginé qu’il était possible de vivre, de naître et de grandir en plein cœur d'une zone d'essais nucléaires. Je pense souvent aux drames et aux horreurs de « l’après-catastrophe nucléaire », l’après-Hiroshima, l’après-Tchernobyl, l’après-Fukushima, en me disant qu’elles sont soit le fruit d’accidents tragiques, soit de décisions prises en temps de guerre et que l’on souhaite ne jamais voir se reproduire. Et pourtant… Ce fameux site du Polygone de Semipalatinsk, au Kazakhstan, n’a été officiellement fermé qu’en 1991 et on estime à plus de 200000 les personnes contaminées. Cancers et maladies graves, malformations, handicaps lourds, taux de suicide extrêmement élevé, tel est le terrible héritage des "oubliés de l'atome". De ce pan de l’Histoire, la grande, la vraie, la cruelle, dont on se demande combien de générations devront encore payer le prix, l’auteur ouzbek Hamid Ismaïlov, découvert avec le très beau contes du chemin de fer, publié chez Sabine Wespieser, tire un roman aussi sombre que poétique.

Lors d'un voyage sans fin à travers les steppes kazakhes, le train s'arrête. Monte un jeune garçon qui vend des boulettes de lait caillé, accompagné de son violon. Lorsqu'il se met à jouer du Brahms, le narrateur et les passagers sont bouleversés. Comment un enfant aussi jeune peut-il être un tel virtuose ? Le narrateur découvre alors que celui qu’il a pris pour un enfant a en réalité vingt-sept ans. Et l'on comprend aussitôt qu'il est né dans la fameuse zone citée en préambule et en paye le prix... Yerzhan, c'est son nom, s’installe aux côtés du voyageur et lui conte son histoire. Son enfance paisible dans un hameau composé de deux maisons, situées au bord d'une voie ferrée, dans le paysage poétique et féroce des steppes.

Une enfance sans père mais insouciante et heureuse aux côtés d'une famille aimante et de la douce Aisulu, la fille des voisins, son amie et confidente. Le petit développe très tôt des dons exceptionnels, notamment pour la musique : la dombra d'abord, instrument traditionnel dont joue son grand-père, puis le violon, qu'il apprendra grâce à un étrange et surprenant Bulgare, qui fut autrefois un éminent professeur de musique.
En grandissant, Yerzhan commence à avoir des rêves, comme tout un chacun: celui d'être un jour un grand violoniste, car il en a l'étoffe ; celui de rester auprès de Aisulu, qu'il aime de toute son âme depuis toujours. Celui de grandir, de devenir un homme, d’avoir une vie à soi. Des rêves simples et à sa portée, croit-il. Hélas… Au milieu des plaines sauvages, traversées par quelques trains et où paissent les troupeaux, se trouve ce qu'on appelle « la Zone »...
Un no man’s land interdit d’accès, une terre étrange qui semble tout droit sortie de la quatrième dimension, d’où montent régulièrement des bruits effrayants et des fumées aussi noires que la nuit. Il s’agit là de la zone dans laquelle la Russie effectue ses essais nucléaires, comptant bien rattraper son retard en la matière sur les Etats-Unis. Qu'importe les dommages collatéraux, la folie des hommes ne s’arrête jamais à la vie de quelques-uns. Les frappes, imprévisibles, font régulièrement trembler les murs et obligent les habitants à rester cloîtrés chez eux, les maintenant dans une angoisse permanente avec laquelle il faut apprendre à vivre. Malgré les craintes et mises en garde de leurs aînés, le père de Aisulu et l'oncle de Yerzhan travaillent sur le site et semblent totalement inconscients des dangers que représentent de tels essais. Il est formellement interdit à quiconque de s'approcher sans autorisation de ladite zone et de se baigner dans le lac aux eaux d'une étrange couleur turquoise...
Voici donc l’histoire insensée et attachante de ce petit prince kazakhe aux rêves brisés, qui ne va pas sans rappeler Oscar Matzerath, le héros du magnifique Tambour de Günter Grass. Mêlant habilement folklore, légendes et Histoire, ce texte bref, construit en trois parties, est un enchantement. Et s'il ne possède pas ce grand souffle épique, ce lyrisme et ce pathos que l'on trouve souvent chez les auteurs des pays slaves, la prose brute, poétique et lumineuse de l'auteur n'en pas moins parfaitement maîtrisée. Peut-être parce qu'il n'y a parfois pas de mots pour dire l'indicible, ou que rajouter de l'horreur à l'horreur est inutile, Ismaïlov choisit d’évoquer ce sujet grave et lourd à la manière d’un conte, avec une douceur qui, loin d’atténuer cette vérité historique choquante et brutale, la sublime. Ses personnages, truculents et parfaitement incarnés, sont tous extrêmement attachants, ses descriptions de paysages, somptueuses. Avec un mélange savamment dosé d'humour, de tendresse, de secrets et de révélations étonnantes, l'auteur déroule les fils d'une histoire bouleversante, parabole envoûtante et glaçante sur la folie destructrice des hommes. Et du lac interdit, aux eaux empoisonnées d'un bleu irréel, émane en fin de compte une beauté aussi inattendue qu'envoûtante, à laquelle nul ne saurait résister...


Signé : Moneypenny 

1 commentaire:

  1. Magnifique article, quel sujet, et vous avez vous-même une plume d'une délicatesse et d'une poésie qui me donnent envie de courir demain chez mon libraire acheter ce texte. Un immense bravo et un grand merci.

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