22/08/2016

LE MESSIE DU DARFOUR de Abdelaziz Baraka Sakin

Vous ne comprenez rien à la guerre du Darfour, vous n'y avez jamais rien compris. Ce que vous en savez tient en quelques images choc d'un gamin décharné accroupi dans le sable, d'ossements humains exhumés des cendres d'un village en ruine à la pointe d'un fusil, de camps immenses où viennent se parquer des milliers d'êtres humains chassés de chez eux, de stars hollywoodiennes serrant dans leurs bras des rescapés du massacre sous le crépitement des flashs.

Vous ne comprenez rien à la guerre du Darfour, et après avoir lu le roman d'Abdelaziz Baraka Sakin, vous n'aurez pas mieux compris pourquoi ces gens meurent, au nom de quels enjeux politiques, territoriaux, ethniques, religieux, tribaux, archaïques, séculaires et oubliés des centaines de milliers de personnes sont mortes et plusieurs millions déplacées loin de leur maison.

Vous vous sentirez soulagé de comprendre,en lisant ici et là les analyses de "spécialistes" de la région, de tous ces experts, de tous ces historiens bref, de ceux qui ont compris, que les avis divergent sur les origines du conflit et que personne n'arrive à s'entendre sur ce qui se passe exactement là-bas. Vous ne comprenez rien à ce qui se passe au Darfour, et ceux qui la subissent non plus. Pas plus que ceux qui la font. 
C'est peu dire que Le messie du Darfour vous en met une bien bonne, c'est un livre qui vous assomme. Son écriture va au plus loin des turpitudes humaines et ne nous épargne rien. Le pire que vous puissiez vous imaginer s'y trouve, cadavres putréfiés, gamines écartelées, enfants égorgés, vendus, violés, massacrés. Sakin parle de la guerre comme elle est, sous le rire fou des égorgeurs fanatisés, des soldats indifférents, d'une communauté internationale outrée.

Le regard porté sur cette guerre par l'écrivain soudanais va bien plus loin que la tristesse,  la compassion, l'appel à l'aide et la commisération. Comme tout un peuple, on sent que Sakin est au-delà de tout cela, le ton de son livre en témoigne qui, et c'est là qu'il vous cloue le bec, finit par vibrer d'un rire de gorge qui vient de loin... Et finit par verser dans une sorte de loufoquerie sanglante, autour de personnages qui sont depuis longtemps au-delà de la douleur, du chagrin, de la pitié, de la compassion et de toute illusion.

Au coeur du Messie du Darfour, la belle Abderahman, au prénom si masculin mais à la beauté marquée d'une cicatrice sur la joue, unique rescapée de sa famille massacrée, plusieurs fois violée par ces chiens de janjawids, ces miliciens issus des tribus arabes et utilisés par les forces gouvernementales comme ligne de front contre les insurgés. Abderahman va mettre la main sur le beau Shikiri, enrôlé de force dans l'armée, à qui elle fait promettre de lui ramener au moins dix janjawids afin de leur dévorer le foie. Abderahman qui, habituée à utiliser son corps, raconte comment elle a tué un janjawid qui lui était passé dessus:

- Où as tu caché le corps ? lui demanda Shikiri.
- Toi et moi, ma mère et ton ami, on a déféqué dessus tous les jours. J'ai du verser un sac de plâtre sur l'emplacement, celui qui restait quand on avait refait les murs de la maison lors du dernier aïd. Après quoi on a cessé de sentir cette odeur de merde dans les toilettes, avait-elle répondu.

Femme de tête éperdue de vengeance, mais d'une vengeance froide, elle est le pendant sauvage, sans doute inversé de ce drôle de personnage qui donne son titre au roman de Sakin, oasis d'irréalité dans ce paysage de cauchemar, se fait appeler Jesus, invite tout un chacun à le rejoindre dans la foi et la paix et sait transformer une plume en oiseau:

- Je peux vous garantir la vie éternelle, mais je ne peux vous épargner la mort maintenant.

L'armée venue l'arrêter dans ses extravagances, voyant en lui l'ultime rempart à la sauvagerie ambiante, avance avec, dans sa cohorte, des charpentiers chargés de construire des croix sur lesquelles Jesus et ses disciples seront suppliciés. Et plus la cohorte avance, plus le temps file, et plus les fidèles seront nombreux, et le travail des charpentiers important.
L'ultime chapitre du livre, intitulé La procession est à ce titre phénoménal: jamais on ne se serait imaginé pris à ricaner comme un tordu à cette litanie de sentences apaisées et de soudaine aspiration au divin, après avoir trempé jusqu'aux genoux dans cet océan de mort. 

La politesse du désespoir sans doute, la grandeur de la littérature sûrement. Une grandeur que Abdelaziz Baraka Sakin aura payé de sa liberté puisque, obligé de s'exiler en Europe, il est attendu chez lui le couteau entre les dents par un régime soudanais qui n'a pas apprécié ses manières de voir, ni ses manières de dire...

On aura pas encore tout compris du conflit au Darfour, mais on aura au moins compris ça: on vient de tomber sur un sacré écrivain.

Signé: RongeMaille


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