10/06/2016

GRAND CIRQUE DEGLINGUE de Marco Lodoli

Sur les murs, cette inscription:
« Combien de tours peut faire une boule tirée à moitié de sa puissance par un handicapé ? »

Ils sont trois, ils sont jeunes, ils sont un peu naïfs, un peu fous, de cette folie post-adolescente qui se croit tout permis et se pose comme ultime rempart face à la bêtise et au conformisme ambiant. Maladie de leur jeunesses, les trois doux-dingues complotent à kidnapper les petits Jésus dans les crèches de Noël des églises, se battent avec les prêtres dans des pugilats ridicules devant les enfants ébahis, et se prennent des gamelles. Ils se proclament « anarchorêveurs » mais au fond, rêvent peu, ne croient pas en grand chose et traînent un ennui mortel.

L'un est professeur d'italien intérimaire dans une école privée pour sales mômes friqués qui n'en ont rien à faire, eux non plus. L'autre est homme de ménage dans ce même établissement, le troisième continue ses études. Ils s'appellent Ruggero, Rocco et Mariano et entre eux, au milieu d'eux, dans le coeur de chacun d'entre eux, il y a Sara, qui est partie.

Sara n'est plus là et non seulement elle leur manque mais le sentiment le plus vivace qui semble les étreindre encore, et les étouffer lentement, c'est surtout qu'elle les a abandonnés là, dans ce lieu intermédiaire et douloureux entre adolescence et âge adulte dont ils n'arrivent pas à s'extirper. Elle s'en est allé, et eux sont toujours là.

Alors que font-ils ? Ils essaient de trouver un sens à tout ça, et s'en sortent. Mieux en tout cas que le père de Mariano, ivrogne à la dérive qui passe ses journées à regarder la même bande vidéo sur laquelle il peut admirer, encore et encore, sa fille disparue. Parfois ils frôlent le ridicule, comme cette fois où ils sont à deux doigts de faire exploser le portail de leur lycée avec une bombe artisanale fournie par un nervis fasciste. 

Activistes du dérisoire, ils parviennent à une certaine forme de sublime lorsqu'ils se rendent en claudiquante compagnie dans un village des environs de Rome pour une unique représentation, gratuite et en plein-air, de leur Grand Cirque Déglingue parsemé de numéros navrants et navrés. On y soliloque façon dada, un chien cul-de-jatte y donne la patte en hurlant à fendre l'âme, un handicapé en fauteuil essaie de faire tenir des feuilles de papier sur son nez, bien qu'il vente. Un genre de performance qui doit tout à l'amateurisme et à l'improvisation, qui ne tiendra qu'à peine dix minutes et s'achèvera sous une pluie battante.

On avait découvert Marco Lodoli il y a trois ans avec Les promesses, triptyque romanesque époustouflant qui composait sur les thèmes de l'oubli, de la perte, de l'imminence de la mort et des regrets, une partition haut de gamme. On avait surtout été bluffé par l'élégance de son style, à la fois calme et doux, mais sans cesse irrigué par des trouées intrigantes vers le fantastique, qui ouvrait le champ des interprétations possibles vers un ailleurs infini.

Ecrit bien des années auparavant, Grand Cirque Déglingue porte déjà en germe ce talent inimitable et bien qu'on y rigole souvent, porté par l'arrogance juvénile de ces vittelloni et de leurs frasques ridicules, une ombre plane sur cette fable potache, jusqu'à la révélation finale. Même si on pressentait quelque chose d'autre: Ruggero, Rocco et Mariano avaient tendance à sa confondre sous nos yeux, et Sara était une absente dont la place était trop importante...

Sur les murs de ce lycée livré aux cancres et aux professeurs nihilistes, une main a donc écrit au feutre un jour cette question qui ne s'est jamais effacée:
« Combien de tours peut faire une boule tirée à moitié de sa puissance par un handicapé ? »

C'est une question à laquelle on peut répondre sans complexe, pour peu qu'on ait de l'imagination.
Un des maigres avantages de la littérature sur la raison.

Allez hop, vous avez trois heures. 

Signé: RongeMaille

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