« Combien de tours peut faire une
boule tirée à moitié de sa puissance par un handicapé ? »
Ils sont trois, ils sont jeunes, ils
sont un peu naïfs, un peu fous, de cette folie post-adolescente qui
se croit tout permis et se pose comme ultime rempart
face à la bêtise et au conformisme ambiant. Maladie de leur
jeunesses, les trois doux-dingues complotent à kidnapper les petits
Jésus dans les crèches de Noël des églises, se battent avec les
prêtres dans des pugilats ridicules devant les enfants ébahis, et
se prennent des gamelles. Ils se proclament « anarchorêveurs »
mais au fond, rêvent peu, ne croient pas en grand chose et traînent
un ennui mortel.
L'un est professeur d'italien
intérimaire dans une école privée pour sales mômes friqués qui
n'en ont rien à faire, eux non plus. L'autre est homme de ménage
dans ce même établissement, le troisième continue ses études. Ils
s'appellent Ruggero, Rocco et Mariano et entre eux, au milieu d'eux,
dans le coeur de chacun d'entre eux, il y a Sara, qui est partie.
Sara n'est plus là et non seulement
elle leur manque mais le sentiment le plus vivace qui semble les
étreindre encore, et les étouffer lentement, c'est surtout qu'elle
les a abandonnés là, dans ce lieu intermédiaire et douloureux
entre adolescence et âge adulte dont ils n'arrivent pas à
s'extirper. Elle s'en est allé, et eux sont toujours là.
Alors que font-ils ? Ils essaient de
trouver un sens à tout ça, et s'en sortent. Mieux en tout cas que
le père de Mariano, ivrogne à la dérive qui passe ses journées à
regarder la même bande vidéo sur laquelle il peut admirer, encore
et encore, sa fille disparue. Parfois ils frôlent le ridicule, comme
cette fois où ils sont à deux doigts de faire exploser le portail
de leur lycée avec une bombe artisanale fournie par un nervis
fasciste.
Activistes du dérisoire, ils
parviennent à une certaine forme de sublime lorsqu'ils se rendent en
claudiquante compagnie dans un village des environs de Rome pour une
unique représentation, gratuite et en plein-air, de leur Grand
Cirque Déglingue parsemé de numéros navrants et navrés. On y
soliloque façon dada, un chien cul-de-jatte y donne la patte en
hurlant à fendre l'âme, un handicapé en fauteuil essaie de faire
tenir des feuilles de papier sur son nez, bien qu'il vente. Un genre
de performance qui doit tout à l'amateurisme et à l'improvisation,
qui ne tiendra qu'à peine dix minutes et s'achèvera sous une pluie
battante.
On avait découvert Marco Lodoli il y a
trois ans avec Les promesses, triptyque romanesque époustouflant qui
composait sur les thèmes de l'oubli, de la perte, de l'imminence de
la mort et des regrets, une partition haut de gamme. On avait surtout
été bluffé par l'élégance de son style, à la fois calme et
doux, mais sans cesse irrigué par des trouées intrigantes vers le
fantastique, qui ouvrait le champ des interprétations possibles vers
un ailleurs infini.
Ecrit bien des années auparavant,
Grand Cirque Déglingue porte déjà en germe ce talent inimitable et
bien qu'on y rigole souvent, porté par l'arrogance juvénile de ces
vittelloni et de leurs frasques ridicules, une ombre plane sur cette
fable potache, jusqu'à la révélation finale. Même si on
pressentait quelque chose d'autre: Ruggero, Rocco et Mariano avaient
tendance à sa confondre sous nos yeux, et Sara était une absente
dont la place était trop importante...
Sur les murs de ce lycée livré aux
cancres et aux professeurs nihilistes, une main a donc écrit au
feutre un jour cette question qui ne s'est jamais effacée:
« Combien de tours peut faire une
boule tirée à moitié de sa puissance par un handicapé ? »
C'est une question à laquelle on peut
répondre sans complexe, pour peu qu'on ait de l'imagination.
Un des maigres avantages de la
littérature sur la raison.
Allez hop, vous avez trois heures.
Signé: RongeMaille
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