Alain Chany était certainement un drôle de mec. Et pas seulement parce que cet écrivain sporadique et quasiment invisible s'était contenté de n'écrire que deux romans (si on peut appeler ça des romans) qui tiennent en tout et pour tout dans les 190 pages de ce volume. Autrement dit, voilà entre nos mains l'oeuvre intégrale d'un bonhomme qui savait se montrer aussi disert que discret.
Vessies et lanternes contient donc L'ordre de dispersion, sans doute le bouquin le plus triste que vous pourrez lire sur ceux qui ont fait mai 68 et vécu son après, entre désillusion, constat de non-révolution et de retour au pareil, sans que n'en ressorte pourtant un véritable constat d'échec. Ce texte, qui fit son petit effet lorsqu'il parut en 1972, reste le document le plus vrai sur le ressenti d'un jeune homme à fleur de peau, sans doute trop mûr et perspicace pour son époque, - il en aurait été de même à d'autres, le pressent-on... -, à qui il ne manqua sûrement qu'une position de petit-bourgeois pour se sentir parfaitement à l'aise dans ce défilé de trublions à porte-voix, écharpes rouges et grosses convictions politiques. D'ailleurs, Chany était fils de paysan, et paysan lui-même comme il aimait se présenter, ce qui a du lui valoir sans doute une mise à l'écart « naturelle » hors du troupeau des meneurs, ainsi qu'un certain scepticisme quant à l'importance réelle de tout ce bazar.
« Mais les philosophes de ma promotion, préparant des thèses de doctorat en signant des articles dans des revues intelligentes, sont des jeunes gens on ne peut mieux équilibrés: ils se marient à l'église par réalisme et sont révolutionnaires pour créer des conditions nouvelles. »
Dans sa postface, son ami Gérard Guégan se rappelle que le bonhomme était du genre taiseux qui ne la ramenait pas souvent, mais n'en ratait pas une. De ce sens de l'observation acéré, L'ordre de dispersion en est une excellente preuve, comme il reste un témoignage précis sur l'état des choses et des mentalités dans la France amidonnée des années De Gaulle et Pompidou
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« Pilier de bar ou statue du temple, il tenait le monde environnant à distance. Ce dernier le lui rendait bien » écrit-il dans Une sécheresse à Paris, dernière partie de recueil où on le retrouve sous un autre nom mais dans la même peau, avec les mêmes idées noires. Un texte beaucoup plus fluide, beaucoup plus sombre que son prédécesseur aussi, qui nous parlait pourtant déjà de précarité matérielle, de sentiments exigus, d'amours gâchés. Dans ce texte publié en 1992, Chany raconte les bas-quartiers de Paris où il a essayé de vivre, au milieu du Barbès cosmopolite et insalubre de ces années-là, les heures perdues dans les bars glauques, les filles faciles et les lendemains qui ne chantaient pas du tout.
Ses illusions d'apprenti-révolutionnaire loin, très loin derrière lui, déjà aspiré par nécessité et par dépit vers un retour à la campagne, Une sécheresse à Paris est un texte dur, emporté par une écriture ciselée, qui manque à chaque obstacle de sombrer dans la déprime ou le ressentiment. Bizarrement, Chany n'en veut à personne finalement, ni aux autres ni à lui-même. Tout juste peut-on deviner derrière certaines tournures de phrases le mufle qu'il pouvait être avec les femmes, un trait de caractère qu'il partage d'ailleurs avec ce frère d'écriture et de tourment, Louis Calaferte, auquel son style fait penser souvent. Un autre grand écrivain obsédé par l'injustice des hommes et par la chair des femmes. La fureur en moins, le nihilisme en plus.
Signé: RongeMaille
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