15/05/2016

LA COULEUR DE L'AUBE de Yanick Lahens

Il est des livres dont l’écho résonne encore en nos mémoires longtemps après les avoir refermés. Des livres qui nous bouleversent, nous transportent, nous attachent, sans que l’on puisse forcément dire pourquoi. Des livres que l’on voudrait ne jamais terminer et qui nous font nous sentir un peu orphelins lorsque la dernière page se tourne. La couleur de l’aube de Yanick Lahens est de ceux-là; de ces romans qui ont la grâce et laissent en nous une sorte d'empreinte indélébile. Si vous l’avez raté à sa parution en 2008, une seconde chance de découvrir ce texte somptueux vous est donnée, puisqu'il vient de sortir en poche dans la petite collection de son éditrice, Sabine Wespieser (oui, encore elle, et vous n'avez pas fini d'en entendre parler...).
Née en Haïti en 1953, la belle Yanick Lahens fait partie de ces écrivains haïtiens soucieux de dire au monde la vie quotidienne en leur pays et les aspirations déçues de tout un peuple, mais aussi son incroyable vitalité, sa rage de vivre. Haïti, terre de feu et de sang, envoûtante et terrifiante, fascine; lorsque la terre tremble, lorsque le pouvoir s'effondre, lorsque les hommes se battent pour vivre mieux ou pour vivre tout court... Figure éminente de la misère contemporaine, lieu de toutes les infamies coloniales, oubliée des hommes et des dieux… Haïti à l’histoire tourmentée et cruelle, qui semble étrangement toujours recommencée… "L'Apocalypse a déjà eu lieu tant de fois (…) dans cette île".  Haïti, forte d’une longue et riche tradition littéraire, que l’on ne peut que saluer. René Depestre disait de la littérature haïtienne qu’elle était "au bouche à bouche avec l’histoire", tant la création littéraire et la vie politique de l’île semblent intrinsèquement liées. Les voix puissantes de nombreux auteurs, tels Dany Laferrière, Lyonel Trouillot, Kettly Mars, Louis-Philippe Dalembert, s'élèvent ainsi de par le monde pour témoigner des réalités de leur terre natale. Vous l’aurez compris, dans ce roman il y a donc, avant toute chose, Haïti -et plus précisément la ville de Port-au-Prince- en proie à la misère et à la folie des hommes. "Un étudiant, blessé à mort m’a fixée de ses yeux révulsés. Celui qui l’a tué était debout, en face de moi. En guenilles, ensauvagé jusqu'à la moelle, il avait à peine seize ans : sans passé, sans avenir, sans parenté, une nature à nu, une plaie frottée à sang."
Il y a également deux sœurs que tout oppose, sauf leur amour pour leur frère, qui va ici les réunir: Angélique et Joyeuse. Aussi différentes qu'indissociables, comme les deux faces d’une pièce de monnaie. Deux personnalités, deux visages, deux regards pour une seule réalité, pour un même désespoir. Angélique, âgée de 32 ans, est infirmière dans un hôpital qui manque de tout. Elle est la sage, la soumise, la raisonnable, la sœur exemplaire. Elle lave les plaies et accompagne les mourants. Confrontée chaque jour aux ravages causés par la violence et la misère. Mère-célibataire, brisée mais debout, elle élève seule son fils Gabriel dont le père s’est évaporé à la naissance. Angélique n’a d’autre univers, d’autres horizons, que les bancs de l’Eglise qu’elle fréquente, les couloirs de l’hôpital dans lequel elle travaille et les murs de la maison familiale. Et elle n’en veut pas d’autres: trop de maux déjà, trop de déceptions, trop de souffrance, trop de tout… Depuis l’arrivée de l’enfant et la trahison du père, elle s’est plongée dans les rituels pentecôtistes et se réfugie dans la prière: "Comment ne pas prier Dieu dans cette île où le Diable a la partie belle et doit se frotter les mains". Elle révère le pasteur Jeantilus, dont la foi et les sermons pleins de fougue, qui font exulter les fidèles, lui permettent de garder un semblant d'espoir.

Joyeuse, la cadette, 23 ans, est totalement différente. Elle est la belle, la sensuelle, la rebelle. Elle a la rage au ventre et la fureur de vivre. C’est un cheval sauvage, une insoumise, qui n'abdique pas malgré le paysage apocalyptique qui l'entoure. Elle rejette toute forme d’autorité, ne croit ni au Dieu chrétien de son aînée, ni aux dieux païens de sa mère. Joyeuse ne croit qu’en elle-même. Elle brûle sa vie sans retenue, refusant de vivre à demi comme sa sœur, qu'elle considère comme une sorte de morte-vivante. "J'ai choisi la lumière, le vent et le feu. Dussent-ils m'aveugler. Dussé-je y laisser ma peau". Elle a fait des études et occupe une place prisée dans un petit magasin luxueux du centre-ville. Joyeuse est dans l’attente d'un homme. "Un seul. Un homme ordinaire. Un homme, vœu de mes jours". Dévorée par l’ambition, révoltée par son quotidien, elle explore sa féminité et joue de sa beauté envoûtante, qu’elle utilise comme une arme. Toutes deux vivent chez leur mère, figure protectrice et pivot du foyer. Les malheurs n’ont pas épargné la vieille femme mais elle résiste en honorant les esprits vaudou, auprès desquels elle cherche les réponses que la réalité lui refuse. 

"La vie tue d'abord les cœurs purs".
Angélique et Joyeuse découvrent un matin que leur jeune frère Fignolé n’est pas rentré. Car il y a aussi Fignolé, le frère tant chéri, le fils tant aimé, rêveur et musicien, militant déçu du Parti des démunis dont le leader a trahi. Cette disparition est d'autant plus inquiétante que la veille, des émeutes sanglantes -auxquelles il semble avoir participé- ont éclaté dans les rues de la capitale... L'histoire qui nous est contée se déroule sur une seule et unique journée, durant laquelle les deux sœurs vont mener leur enquête, chacune à leur manière. En trente courts chapitres, merveilleusement fluides et poétiques, leurs voix poignantes vont ainsi nous livrer à tour de rôle la terrible angoisse qui les étreint et par-là même le quotidien misérable des habitants de l'île et son histoire tourmentée. De "Papa Doc" Duvalier à nos jours, en passant par "Bébé Doc" et le Prophète-Président: "Port-au-Prince, poste avancé du désespoir. Il y a toute la malfaisance secrète inscrite dans ses murs depuis deux siècles. La descente aux enfers de la ville a commencé depuis trop longtemps pour que je me plaigne." Elles dressent également, dans cette sorte de double confession, les portraits en creux de leur mère et de leur frère et mettent en lumière la complexité de leurs relations. Et malgré la mort qui rôde, aucune ne renoncera à découvrir ce qui est arrivé à Fignolé. Livrer bataille, c'est être vivant.
Il y a encore John, le journaliste américain, porteur de toute la morale occidentale, qui gagne sa vie "à aimer les pauvres"... Gabriel, auquel la vie vole son innocence dans ce monde plein de fureur et de bruit... Mme Jacques, la riche propriétaire de la boutique dans laquelle travaille Joyeuse, illustration parfaite de la classe supérieure méprisable de l’île; Lolo, la jeune courtisane intéressée par "l’argent qui ouvre les frontières". Et bien d'autres personnages, que je vous laisse découvrir.
Il y a surtout l'écriture de Yanick Lahens, économe, finement ciselée, magnifique. L'amour inconditionnel qu'elle porte à ses frères et à sa terre natale, qui transparaît à chaque ligne. Sa prose, poétique et hypnotique, est un enchantement; ses personnages, tellement humains, profondément incarnés, sont extrêmement attachants. L'orchestration du récit est parfaite et la fin, où nous est révélé le véritable sens du titre, est absolument magistrale. Ce roman engagé dit à la fois le silence et la nécessité de le briser. Il dit les hurlements des voix noyées de désespoir et la stupeur muette de ceux qui ne peuvent que contempler le désastre. Il dit l'injustice et l'impuissance. Il dit le chagrin et la force des mères, des sœurs, des épouses. Il dit le combat, le courage, la dignité et le profond désir de vivre du peuple haïtien. Yanick Lahens récuse ici magnifiquement l'image de "déesse pétrifiée" à laquelle on assimile trop souvent Haïti, tout en mettant à mal ceux qui, parmi les siens, se prennent pour des héros et ceux qui, parmi les nôtres, sont aussi incapables que les autres d’apporter des solutions. Et du fond des abysses surgit ce roman puissant et inoubliable, qui reste à mon humble avis le chef d'œuvre de son auteur.
Il y a donc, pour finir, mille et une raisons de lire la couleur de l'aube, alors lisez et relisez ce texte incandescent. Écoutez les voix de ces deux femmes et à travers elles, le cri de souffrance et de révolte de tout un peuple. Laissez-vous porter par cette mélopée lancinante et envoûtante venue d'un lointain ailleurs. Entendez le chant de vie et d’amour que Yanick Lahens compose avec une incroyable maestria, construisant l'allégorie d'une terre où la monstruosité voudrait faire loi mais où, à chaque pas, éclate pourtant une incroyable volonté de vivre.
"Je pense à l'autre. Au traître. A la robe moulante que je mettrai ce jour-là. A mes talons aiguilles. Au rouge carmin dont je dessinerai mes lèvres et à cette chose que je dissimulerai dans mon sac."

"Dans cette île, dans cette ville, il faut être une pierre. Je suis une pierre." 

"J'ai devancé l'aurore et j'ai ouvert la porte sur la nuit."

Signé : Moneypenny

4 commentaires:

  1. Merveilleux Money, comme toujours... j'ai longtemps hésité à acheter ce livre, mais vous m'avez convaincue. J'envie vos clients d'avoir une telle perle à leurs côtés. Et les éditeurs doivent être ravis d'avoir un defenseur aussi ardent que vous. Continuez!

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  2. Si j'étais Sabine Wespieser ou un de ses confrères, je vous prendrais comme lectrice ou éditrice, vous avez vraiment tout ce qu'il faut pour cela!

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  3. Ahhh, j'aimerais beaucoup ça vous savez! Un grand merci pour votre soutien. MoneyPenny

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  4. MoneyPenny,quelle plume,quel talent,un régal,vous trouvez les mots pour nous donner envie de lire ce livre,c'est ce que je vais faire.Mille mercis et plus de nous faire découvrir de tels auteurs, et editeurs à bientôt de vous lire MoneyPenny.

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