24/04/2016

"I LOVE SHAKESPEARE!"

400 ans et pas une ride, ou si peu... Le 23 avril 1616 s’éteignait, à 52 ans à peine, dans la ville de Stratford-upon-Avon qui l'avait vu naître, celui qui fut incontestablement le plus grand dramaturge de tous les temps: William Shakespeare! 

Je me souviens encore avec émotion de la première fois que j’ai entendu prononcer son nom. J’avais 11 ans, je dévorais déjà tous les livres qui me tombaient sous la main et mon frère aîné travaillait sur Roméo et Juliette en cours de français. Sur la jaquette du livre de poche, une scène de la sublime adaptation cinématographique de Franco Zefirelli. J’avais à l'époque la même chevelure sombre et lourde que la jeune actrice qui incarnait Juliette, et si j’étais trop jeune pour rêver d’amour, j’étais irrésistiblement attirée par l’univers romantique et les promesses que laissaient entrevoir la couverture. Je ne me doutais pas alors que je tomberais amoureuse au point de faire des études de littérature anglaise et de devenir une ambassadrice de la littérature anglo-saxonne et, plus encore, de ses classiques, de par mon métier. Petite digression, je salue au passage le libraire et coéquipier d'exception qui a supporté mon côté "anglomaniaque" pendant près de 15 ans avec une patience d'ange. Le malheureux devait se débattre chaque année, à l'approche des fêtes, avec des arrivages aussi massifs qu’intempestifs de classiques anglo-saxons exhumés par Bibi dans les catalogues d'éditeurs. Il les appelait en riant mes "vieilles biques", la majorité des ouvrages étant œuvre de femmes. Mais le taquin n’a jamais réalisé combien il était chanceux: si William le prolifique avait écrit des romans, il aurait dû maudire de la même manière un vieux bouc, et pas seulement une fois l’an, c'est certain!

Bref, revenons à nos moutons, si l'on peut dire: vous l'aurez compris, j'ai décidé de vous parler de ce monstre sacré que l'Angleterre et le monde célèbrent aujourd'hui en grande pompe. Mais qui était réellement William Shakespeare? D’aucuns pensent que c’était une femme, d’autres un imposteur -entendez par là un collectif d'auteurs, le pseudonyme d'un autre dramaturge ou d'un lettré de l'époque. Pour beaucoup, il s'agissait d'un noble érudit écrivant sous couverture: l'œuvre de Shakespeare révèle en effet une culture encyclopédique extraordinaire dans de nombreux domaines (géographique, historique, politique, juridique...) laquelle est, semble-t-il, difficilement imputable à notre humble londonien. Personnellement, je me plais à imaginer une collaboration amicale et fructueuse entre un aristocrate érudit amateur de théâtre, fasciné par Shakespeare, possédant une bibliothèque parmi les plus documentées de son temps et/ou grand voyageur en Europe, et le talentueux dramaturge, curieux et avide de connaissances. Et qu'importe en réalité qui il était: on ne peut nier l'incroyable et captivante justesse de son œuvre, qui dépeint merveilleusement les passions humaines et atteste, dans chaque pièce, d'une imagination et d'une érudition unique en son temps. Quatre cents ans après sa mort, le débat sur l'identité de Shakespeare continue donc de faire rage. A Stratford-upon-Avon, sa ville natale, personne ne doute cependant que le fils d’un gantier a produit cette œuvre considérable, pas plus que l'immense cohorte de spécialistes du dramaturge. La découverte récente de l'exemplaire unique et authentifié de son testament dans les coffres des Archives Nationales de Londres aurait pu permettre enfin de trancher. Mais s'il contredit ceux qui prétendent que Shakespe(a)re n'a jamais existé, le texte du testament ne fait nulle mention de ses livres, de ses manuscrits ou de ses actions au théâtre de Londres. Le mystère reste donc entier et ça n'est pas pour nous déplaire, car il confère à Shakespeare une aura toute particulière... "To be or not to be", "Roméo et Juliette", "Un cheval pour mon royaume": Shakespeare et ses mots, ses phrases, ses proverbes, ses noms restent à jamais dans nos mémoires. Ne dit-on pas d'ailleurs de l'anglais qu'il est "la langue de Shakespeare"? Ah, Shakespeare! Toujours follement aimé, joué, adapté. Inégalable, inégalé. Preuve en est, il est à ce jour au troisième rang des auteurs les plus traduits en langues étrangères, précédé d'Agatha Christie et de, cocorico, ce cher Jules Verne. Ses pièces de théâtre sont encore jouées partout dans le monde, et sa vie et son œuvre fascinent et inspirent nombre de romanciers, biographes, critiques, artistes et cinéastes.
Shakespeare avait ceci d'unique qu'il maîtrisait tous les genres et toutes les formes littéraires, c’est sans doute ce qui fait de lui un auteur tant admiré et à ce jour inégalé. Il écrivit 37 œuvres dramatiques entre les années 1580 et 1613. Comédies, tragédies, histoires, sonnets, sa plume prolixe et flamboyante provoquait l’admiration de ses contemporains mais aussi nombre de jalousies: les attaques contre lui ne manquèrent pas en son temps et Robert Greene, dramaturge et auteur de pamphlets, le qualifiait de "misérable scribouillard". Le public se pressait en masse au Théâtre du Globe, fréquenté à l’époque par 3000 personnes par jour. A côté de comédies délicieuses et de tragédies bouleversantes, William, dramaturge et acteur, n’hésitait pas à écrire des pièces plus politiques ou satiriques qui n’épargnaient personne et lui causaient parfois du tort. La troupe dont il faisait partie bénéficia très vite d'un bouche-à-oreille élogieux: les pauvres qui payaient un penny, comme les aristocrates qui avaient droit aux galeries du théâtre du Globe, se pressaient aux représentations des drames des rois qui avaient précédé les Tudor, monarchie régnante. On dit que les jeunes gens n’hésitaient pas à quitter leur emploi un peu plus tôt  pour s’y rendre. Une trompette annonçait que la pièce allait commencer; duels, effets spéciaux, participation du public, improvisations, tout y était... Heureux ceux qui connurent Shakespeare ou cet âge d'or du théâtre! 
L'homme aura notamment construit sa réputation sur son incroyable capacité à explorer les sentiments et à représenter les différents aspects de la nature humaine. Mais de l'homme, justement, rien ou presque n’a survécu: seule son œuvre a traversé les siècles. Se pourrait-il donc qu’elle éclaire une partie du mystère qu’il semble avoir délibérément entretenu? Stephen Greenblatt, professeur de littérature anglaise à l'université de Harvard, en est persuadé. Et parmi la pléthore de biographies sur le dramaturge, je vous engage à (re)découvrir la sienne, intitulée Will le magnifique, publiée en 2014 chez Flammarion et parue en poche fin janvier. L'auteur nous y livre une extraordinaire peinture de l’époque élisabéthaine et nous entraîne dans les rues grouillantes de Londres aux côtés de celui que l’on nommait "le Barde". Si les documents concernant les biens et possessions de Shakespeare ne manquent pas, les traces et archives personnelles sont extrêmement rares. Greenblatt suppose que Shakespeare préférait rester discret sur ses opinions et plus généralement sa vie privée: pas de lettres, de carnets personnels ou de journal intime. "S’abriter derrière la fiction" est une nécessité vitale en un siècle où "garder la tête sur les épaules" n’a rien d’une injonction métaphorique. Et selon Greenblatt, ce sont ces expériences, essentielles, qui font la force de l’œuvre du dramaturge. Il s’efforce donc, tout au long de cette biographie fort originale, de mettre en regard chaque événement, lieu et date, de cette incroyable époque avec une citation d'une des œuvres du dramaturge, afin de remonter aux sources de sa création et de son inspiration. De son enfance et sa jeunesse à Stratford-upon-Avon, village de la campagne anglaise, à son arrivée dans la capitale, nous découvrons comment s’est forgé l’imaginaire extraordinaire et puissant de Shakespeare et comment celui qui a fui sa province natale et le métier de gantier que lui destinait son père a mené sa vie et sa carrière d’une main de maître. Du Londres bouillonnant, régulièrement menacé par la peste, aux persécutions religieuses, des intrigues de la Cour au célèbre théâtre du Globe, de ses débuts sans un sou ni appui à son apogée, cet ouvrage, passionnant d’érudition, nous emmène sur les traces d’un homme décidément peu ordinaire. 
Certes, l'histoire comporte maintes zones d'ombre: comment Shakespeare en est-il arrivé à se passionner pour le théâtre? Quelle a été sa première expérience d'acteur? Pourquoi est-il venu seul à Londres, abandonnant son épouse Anne Hathaway et leurs enfants? Autant d’occasions de se plonger dans l’éventail de ses pièces pour trouver des réponses à déduire, supposer, rêver. Des amours tragiques de Roméo et Juliette au Roi Lear, de Hamlet à Othello, l’univers foisonnant du dramaturge et tous ses personnages défilent sur la scène, l'auteur gambadant d’une réplique des Joyeuses commères de Windsor à une sombre tirade de Macbeth.  Si vous souhaitez vous pencher sur l'énigme Shakespeare, n'hésitez donc pas à plonger dans cette biographie brillante et passionnante, qui se dévore comme un grand roman et s'avère parfaite pour qui veut mieux connaître ce fascinant et mystérieux personnage. 

Shakespeare repose dans l’église de la Sainte-Trinité dans son village natal. Il reçut le droit d’être enterré dans le chœur de l’église, non pas en raison de sa réputation de dramaturge, mais parce qu’il était devenu sociétaire de l’église en payant la dîme de la paroisse (440 £, une somme importante). Un buste commandé par sa famille le représente, écrivant, sur le mur adjacent à sa tombe. Chaque année, à la date présumée de son anniversaire, on place une nouvelle plume d’oie dans la main droite du poète... Par crainte que sa dépouille ne soit enlevée du tombeau, on pense qu’il a composé cette épitaphe pour sa pierre tombale:

"Mon ami, pour l’amour du Sauveur, abstiens-toi
De creuser la poussière déposée sur moi.
Béni soit l’homme qui épargnera ces pierres
Mais maudit soit celui violant mon ossuaire."


William Shakespeare m'accompagne depuis plus de trente ans. Je suis tout à la fois Juliette, Cordelia, Titania, Desdémone, Viola... Il compte parmi les auteurs qui m'ont aidée à grandir et ont forgé ma culture et ma sensibilité littéraires. Je le clame donc haut et fort en ce jour: "I LOVE SHAKESPEARE"!
Je vous offre pour terminer un de mes sonnets préférés, le barde n'étant pas seulement un immense dramaturge, loin s'en faut, mais aussi un remarquable poète...

"Lorsqu'en disgrâce auprès de Fortune et des hommes,
Solitaire, je pleure d’être ainsi rejeté,
Et de cris sans effet harcèle le ciel sourd ;
Que je vois mon état et maudis mon destin,
Souhaitant être semblable à l’un, riche d’espoir,
D'un tel avoir les traits ou les amis nombreux, 
Désirant de l’un le talent, de l’autre les chances, 
Moi, le moins satisfait de mes dons les meilleurs ; 
Si pourtant, me méprisant presque en ces pensées, 
Je pense à toi par chance, alors change mon sort, 
Et comme l’alouette au point du jour s’élève 
Loin du sol triste, je chante à la porte du ciel : 
Ton cher amour remémoré me rend si riche 
Qu’à l’état d’un monarque je préfère le mien".
William Shakespeare (1564-1616). Sonnet 29.  Traduction française de Robert Ellrodt, Actes Sud, collection Babel.



Signé : Moneypenny

3 commentaires:

  1. Comme toujours, remarquable...humour, tendresse, adresse, vous savez vraiment jouer avec les registres et les émotions. Et si je n'aime pas le théâtre classique, je vais certainement aller chercher cette biographie ou la poésie du maître demain. Applaudissements, Miss Moneypenny!

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  2. Hé bien moi, je suis certain que votre géniale anglomania(querie) manque beaucoup à votre ancien collègue, lequel serait sans doute touché s'il tombait sur votre papier. Vos articles, qui nous ravissent à chaque fois mon épouse et moi, laissent tous merveilleusement entrevoir l'immense lectrice et la très belle âme qui se cachent derrière la plume. À notre tour donc de vous déclarer: WE LOVE YOU MONEYPENNY!

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  3. Je suis en total accord avec vos deux (ou trois) admirateurs, chère Moneypenny !

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