08/10/2018

JE SUIS LE MONDE QUI ME BLESSE (Journal intégral 1976-1985) de Raphaële George

Elle s'appelait Ghislaine Amon de son vrai nom, elle était peintre et poéte, et les photos d'elle nous rappellent quelque chose de la beauté sombre et lumineuse de portraits d'Albertine Sarrazin ou de Barbara. Elle était une artiste exigeante, amoureuse et torturée, et ce journal intégral nous la ramène 33 ans après sa mort alors que ces toiles continuent a être montrées, un journal qui nous la dévoile dans toute sa noirceur naturelle et son incroyable exigence d'artiste.

D'abord, ceci n'est pas un journal tel qu'on peut le concevoir et en lire: ce ne sont pas du tout des éléments de sa vie intime ou professionnelle qu'elle a jeté comme ça sur le papier, mais une prose déjà construite, longuement travaillée qui était, selon les dires de son ami Jean-Louis Giovannoni, une des bases pour ses travaux futurs. Il n'y a rien d'anecdotique dans cette confession impudique où l'artiste et l'écrivaine se dévoilent dans sa vérité pure: indocile, inconfortable, insaisissable et torturée.

Il faut l'avouer ici, Raphaële George-Ghislaine Amon n'était pour moi qu'un nom rangé dans un coin, mais Je suis le monde qui me blesse est une excellente porte d'entrée dans l'esprit de cette femme (trop) exigeante, qui demandait tout à l'art et, en même temps, semblait exiger d'elle-même beaucoup plus que ce qu'elle pouvait donner:

"...les couleurs sont une musique perdue dans le miel de l'écho électrique, juste le tic-tac à jeter les dernières courbes au bord de la feuille (...) Le trait relève du geste, il doit tirer vers soi comme un viol. La peinture est une prison sans grille, si elle n'est pas prison elle n'atteint pas son but."

Avec, comme on le lit ici, une fascination presque morbide pour la perte de soi, l'abandon dans l'art. Des phrases telles que celle-ci émaillent de partout ces passages construits comme des siphons où l'auteur cherche à se perdre, encore et toujours, pour mieux y trouver une vérité qu'elle sait sans doute ne pas exister. Elle veut être dans ce qu'elle écrit et dans ce qu'elle peint, tout comme elle veut que la peinture et l'écriture l'imprègnent. Cette notion de "viol" revient souvent dans ces écrits, tout comme le livre commence par la relation d'une séance de psychanalyse étonnante, où on ne sait plus, au fil de sa confession, où se situent la parole donnée à l'analyste, le rêve érotique lui-même et un hypothétique moment vécu.
"Accorder une passion"
 - Raphaële George
Par deux fois, Raphaële George se contemple dans une glace et se perd dans l'observation de gestes homo-érotiques où elle finit par ne plus rien voir de ce qu'elle regarde, jusqu'à disparaître à elle-même. Les lignes entre sa perception et ce qu'elle voit dessiné ou peint se brouillent tout le temps:

"Les teintes sont sur la ligne sonore du gris et offrent tendrement un monde poétique. Le bruit de la rue disparaît,  ne reste que la vibration ondulatoire de la surface de l'eau. C'est le court instant d'échappée, la voiture m'aurait écrasée.
Je ne sens plus mon corps."
Mais d'où nous parle-t-elle, de quoi se souvient-elle, est-ce seulement un souvenir? On imagine alors sa silhouette errer sur un quai de Seine, perdue dans cette perception des choses et manquer, peut-être, de passer sous une voiture, le nez en l'air. Les artistes sont tous un peu comme ça, pourra-t-on dire. Oui, mais ce journal n'en reste pas moins la preuve que tout en étant un territoire peuplé de rêves et d'illuminations, c'est aussi et surtout un lieu de crainte, de peur, d'horreurs et de folie qu'il est rare d'arpenter à une telle profondeur, guidé par l'artiste elle-même.

Les amitiés et les amours de Ghislaine Amon n'étaient pas mal non plus. La simplicité n'était pas son fort, elle ne croyait pas trop aux élans spontanés d'affection fabriquée. Ce devait être une femme diablement compliquée, qui devait pouvoir tout offrir mais à qui il devait être difficile de tout (et bien) donner.

Dès les premières confessions de ce volume, l'artiste se dit lasse, fatiguée. Et pour cause, la maladie l'a terrassée à 34 ans et, c'est sans doute terrible à dire, mais on ne l'aurait pas vue aller d'elle-même tout au bout d'une vie peuplée d'idées aussi noires et, surtout, portée par des exigences aussi sévères. Voilà un livre qui, en tout cas, remet à sa place l'exigence de l'artiste à l'heure où ses deux termes se retrouvent de plus en plus galvaudés, comme bien d'autres.

C'était la chronique automnale, un peu spleen, un peu blues
signée RongeMaille

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