12/10/2017

LA BOLCHEVIQUE AMOUREUSE & LE DOUBLE JEU DE JUAN MARTINEZ de Manuel Chaves Nogales

C'était un sacré type. Longtemps considéré comme un des plus grands journalistes espagnols de son temps, Manuel Chaves Nogales dut en 1936 fuir l'Espagne franquiste pour se réfugier d'abord en France, qu'il fuira à son tour pour échapper à la Gestapo, et finir ses jours à Londres en 1944.

Grand témoin de son époque, Nogales est l'auteur d'un des livres les plus marquants sur la guerre civile espagnole, A feu et à sang qui, ironie de l'histoire, n'eut que peu d'impact dans son pays puisque édité par un obscur éditeur chilien en 1937, et étouffé bien sûr par la censure franquiste. Chez nous, il ne fut publié qu'en 2011... Comme Nogales infusait volontiers dans tous les endroits où il trainait, il fut également un des témoins les plus perspicaces de la grande débâcle de 1940 face à l'armée allemande dans L'agonie de la France, où il s'interrogeait sur la manière ridicule avec laquelle la prestigieuse armée française avait rendu aussi vite les armes face à l'ennemi. Impitoyable dans ses jugements comme d'une précision redoutable dans ses observations, là encore les éditeurs ne furent pas pressés de révéler au lectorat français ce point de vue acerbe puisqu'il ne fut traduit chez nous... qu'en 2014...

Nous devons ces traductions aux éditions Quai Voltaire, qui après un nombre de volumes assez conséquent rendant compte de son travail de journaliste, n'a pas manqué de sortir également Le double jeu de Juan Martinez, une de ces rares échappées vers la fiction dans lequel l'auteur nous raconte, via le témoignage d'un danseur de flamenco exilé en Russie avant 1917, le vécu journalier de ceux qui ont été les témoins et victimes de la grande révolution d'octobre. Nogales disait volontiers que ce qui se trouvait dans ce roman n'était rien d'autre que la transcription exacte de ce que lui avait raconté cet artiste madrilène exilé en Russie (Juan Martinez, ci-contre), qui fut bloqué durant des années dans ce bourbier infâme en compagnie de son épouse. Aujourd'hui repris dans la collection de poche La Petite Vermillon de la Table Ronde, ce roman est à coup sûr le témoignage le plus incroyable sur ce conflit fratricide où des hordes de chiens affamés s'entre-dévoraient.

 Mettant dos à dos bolchéviques et russes blancs, les uns tirant sur le peuple et les tsaristes, les autres tirant sur le peuple et les juifs, Le double jeu de Juan Martinez est un de ces livres qui colle des frissons. Point d'orgue de ce roman extraordinaire, la relation du siège de la ville de Kiev par l'armée rouge, puis par l'armée tsariste, puis par les bolchéviques et son infâme organe d'oppression, la Tchekha, puis par l'armée polonaise, et enfin pour finir par l'armée rouge à nouveau, sur fond de famine et de pogroms, qui nous offre une succession de portraits de bourreaux et de brutes comme on aime en croiser que dans les livres...

Comme l'écrit Andrès Trapiello dans la préface qui ouvre le roman (que d'aucuns considéreront comme un témoignage historique), "qui eût imaginé que le cataclysme de la révolution soviétique pût être raconté par un expert en castagnettes?"

Un expert en castagnettes, pourquoi pas... Mais en ce qui concerne Nogales, un expert en humanité, certainement. Dernière parution en date, toujours aux éditions Quai Voltaire, un recueil de nouvelles intitulé La bolchevique amoureuse où se profile un court instant un Manuel Chaves Nogales plus littéraire, et uniquement porté vers la fiction cette fois. Un Nogales qui n'ira pas plus loin dans cette nouvelle carrière qui s'ouvrait à lui, happé par les soubresauts de la guerre civile, puis de la guerre mondiale, et fauché enfin par la maladie à 46 ans.

Si la première histoire qui donne son titre au recueil nous parle encore de cette révolution russe, ce n'est plus que par le prisme d'une perdition amoureuse vécue par une femme vouée corps et âme au communisme mais dévorée de chagrin par la perte d'un amoureux bien plus jeune qu'elle, et séduit par une fille de son âge. La révolution d'octobre prônait l'amour libre et la fin de cette institution bourgeoise qu'était le mariage, rappelons-le... Si on rencontre des accents à la Tchekhov dans cette nouvelle, c'est que l'intime tout à coup prend le pas sur la grande Histoire et qu'au fond, seul ne comptera plus à ses yeux que l'individu.

Dans L'homme équivoque, histoire étonnante d'un mystérieux faussaire ayant fait fortune en fabriquant des faux billets, et rêvant de se faire prendre au soir de son existence, nouvelle qui peut se lire aussi comme une métaphore habile sur la main-mise naissante mais absurde des banques sur nos sociétés, on trouve même cette pointe de grotesque qui ferait de Nogales, du coup, une sorte de lointain cousin de Pirandello...

Dommage que cet écrivain soit parti si tôt, il aurait sans doute su rendre compte de l'immédiate après-guerre avec le bon oeil, comme il aurait pu épanouir ce talent de conteur étouffé dans l'oeuf. En l'état, voilà en tout cas une oeuvre à (re-)découvrir...

Signé: RongeMaille

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