12/09/2016

LES OISEAUX DE VERHOVINA de Adam Bodor


D'abord, il faut un peu parler d'Adam Bodor pour tenter de mieux cerner la substance de tout ça. Né en 1938 à Cluj Napoca, en Transylvanie hongroise, il a vécu très longtemps en Roumanie où il a connu la dictature et les vexations de la Securitate de Ceaucescu. Anti-communiste proclamé, il a connu les persécutions et la prison, avant de s'exiler en Hongrie. Il est sans doute important de garder cette biographie dans un coin, pour le lire, car cela peut fournir quelques clés de compréhension à une oeuvre profondément étrange, à la fois absurde et très attachée aux valeurs terriennes, et qui décrit des rapports humains avec une distance à la fois sardonique et désolée qui flirte avec le nihilisme le plus total.

Les oiseaux de Verhovina se lit d'une traite mais se savoure. Jamais le lecteur ne se débarrassera de l'immense point d'interrogation qui flottera au-dessus de sa tête, à se demander ce que fabriquent au juste les habitants de ce village sinistre, Verhovina, que des hommes, un jour,  ont débarrassé de leurs oiseaux en tombant les nids, en tapant dans les broussailles. Depuis, cette vallée où il règne un froid de gueux ne retentit plus que d'un profond silence, tout juste troué par le fracas des cascades. Il y a là une auberge, sa guérisseuse qui possède ce don de ressusciter les morts, un couple d'assassin d'enfants, enfermé à demeure dans l'attente qu'un policier de la ville vienne les chercher, une vieille fille qui attend le retour de son officier hongrois, un pasteur défroqué, un sous-brigadier bêbête et fouineur, la naine Aliwanka qui lit l'avenir dans les larmes, et offre son corps de poupée au brigadier Korkodus, pivot central de ce petit monde incertain, qui sent arriver une menace et sait que ses jours sont comptés.

Dans Les oiseaux de Verhovina, on peut monter jusqu'au moulin à eau pour admirer un couple de souris attrapé par une vague et le gel, et qui semble fuir pour l'éternité dans la glace, l'oeil brillant. Plus loin, il ne fait pas bon aller voir cette étrange communauté de femmes qui tentera de vous retenir et vous faire disparaitre. On y mange des langos au fromage blanc, des soupes de pâtes froides à même la casserole, parfois une truite grillée à la sauge, et aussi des cobayes, ces petits animaux peureux et stupides, nés pour trembler, qu'on peut fourrer dans les poches de son manteau et recouvrir d'une bouteille d'alcool de prune ou de vin de mûre pour qu'ils ne bougent plus. Un jour, des types venus de la ville lâchent des renards dans les prés, qui décimeront volailles et cobayes sans qu'aucune raison ne soit donnée.


Le monde de Verhovina est soumis à des règles invisibles et incompréhensibles. Lorsque le jeune Vangyeluk débarque à la gare, on pense au héros du Château de Franz Kafka, envoyé dans un endroit inconnu pour des raisons qu'il ne connait pas. Un monde, également,  dans lequel les animaux tiennent un rôle important, et dans lequel les humains ont su garder leur part d'animalité. Ainsi est-on frappé de lire combien les personnages se sentent, se reniflent, l'odorat sans doute affûté par les vapeurs aigres qui s'échappent des sources naturelles, seule vraie richesse de ce lieu abandonné, et qui empuantissent l'air chaque matin, avant que le vent ne les chassent. Un tel sent le chiffon mouillé et la sueur, il a dormi dehors. Cette autre sent la camomille, ou la sauge, dans la pièce où ont été électrocutées les fillettes flotte encore une odeur de fer et de limaille: le forgeron est donc passé par là. Un monde incompréhensible.

Adam Bodor est très souvent comparé à Dino Buzzati pour l'aspect de conte absurde que sa prose adopte parfois, à Samuel Beckett pour cette froideur à jauger des êtres humains déposés là comme des figurines, et se torturent avec des questions sans réponse. Il y a du Kafka, c'est sûr, mais un Kafka qui aurait connu dans sa chair l'occupation soviétique et les geôles avant d'écrire.

Son roman est tout ça à la fois, ce qui est déjà beaucoup. Tout ça, avec en plus, cette faculté de fondre cet univers au coeur d'une nature frustre, hostile, offerte comme un refuge aux protagonistes du petit monde d'Adam Bodor. Une nature pourvoyeuse d'incertitudes, de frayeurs, d'ennui et de mort.


Seuls trois romans ont été traduits, La visite de l'archevêque, La vallée de la Sinistra* et celui-ci. Précipitez-vous sur l'oeuvre de cet auteur très méconnu, vous allez faire de drôles de rencontres, et une sacrée découverte.

Signé: RongeMaille



* tous deux également édités par Cambourakis et disponibles en poche. Vous n'aurez vraiment aucune excuse...


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