01/09/2016

LE POISON de Charles Jackson


En 1942 parait aux Etats-Unis le premier roman d'un illustre inconnu qui rencontra direct un succès foudroyant, plaça son auteur sur orbite, fut acheté à prix d'or par Hollywood qui en confia l'adaptation au grand Billy Wilder en personne. Le réalisateur de Sunset boulevard en fit un chef d'oeuvre: Palme d'Or à Cannes, Golden Globe, Oscar du meilleur film, tout ça.

Le poison fit la fortune de Jackson mais ne lui porta pas chance pour la suite de sa carrière. Cet écrivain raffiné, un peu dandy, alcoolique, toxicomane, bisexuel et mal dans sa peau s'était mis tout entier dans ce livre, et c'est déjà beaucoup. Il porta chance à Billy Wilder, mais aussi à Ray Milland, l'interprète de Don à l'écran, qui lui aussi décrocha le Prix d'interprétation à Cannes, le Golden Globe et l'Oscar. Pour l'anecdote, quand il monta chercher la prestigieuse statuette et pour tout discours éloquent, il remercia le public avec une courbette, un bref claquement de talons, et au revoir. La classe.

Charles Jackson n'écrira rien d'aussi bon, ce qui arrive parfois à des auteurs qui, au fond, n'avait qu'une seule histoire à raconter: la leur. Le poison (Lost week-end en est le titre original) raconte le looooong week-end esseulé dans un petit appartement new-yorkais de Don Birnam, écrivain à la dérive, alcoolique en phase de rémission approximative que l'on voit d'abord refuser poliment une invitation à venir passer ces quatre jours à la campagne. Non, dit-il, il doit se remettre à écrire, ces quelques jours sont à mettre à profit pour autre chose que la pêche à la truite et la dégustation de limonade glacée sous les arbres. C'est l'écriture qui le sauvera, rien d'autre. Et non, écrire à la campagne, ça n'est pas la même chose.

Bien sûr que quelque chose débloque car Don n'aspire qu'à une chose: attendre que ce petit monde bienfaisant et un peu condescendant à son égard, déguerpisse et lui foute la paix. Aux premières secondes de cette solitude tant désirée, il se précipitera sur le billet qu'il a planqué quelque part et ira faire le plein pour un looooong week-end en compagnie de sa machine à écrire et pour ça, rien de tel pour enclencher la pompe à inspiration que quelques verres. 

Lors de son arrivée au bar du coin, le barman le reconnaît immédiatement et lui colle cette sentence sur le coin de la tête:

 "Pour un type comme toi, le premier verre est celui en trop, et le dernier ne suffit jamais."

Au premier en effet, sa main cessera de trembler. Au second sa joie de vivre reviendra, et au troisième il sera l'égal des plus grands. Yeats et Homère n'auront qu'à bien se tenir. Ce qui arrive ensuite et la description geste par geste, minute par minute, d'une dégringolade affolante, d'une chute infernale qui n'en finit plus, où chaque marche dévalée fait plus mal que la précédente.

Lire Le poison n'est pas une partie de plaisir, loin de là. On comprendra rapidement pourquoi Wilder écourtera pas mal ce long calvaire dans son adaptation, et pourquoi il occultera complètement, surtout, la partie la plus choquante et sauvage (pour l'époque) de l'introspection masochiste de Don Birnam à l'intérieur de sa psyché saccagée: une homosexualité refoulée, honteuse, vécue comme un fardeau, qui remonte parfois à la surface sous la forme de souvenirs émus de branlette adolescente à l'arrière de vieilles voitures, et de la réminiscence fiévreuse, évoquée tel un cauchemar, d'un probable viol collectif dont il fut la victime sur une plage portugaise.

Moderne, Le poison l'était aussi pour ça. D'une véracité désarmante quant au processus auto-destructeur de l'alcoolisme, Charles Jackson se pose comme l'égal des plus grands écrivains réalistes de l'époque, et on pense souvent à Sinclair Lewis en le lisant, dans son souci de précision et l'acuité psychologique déployée. Du travail d'orfèvre.


On ne sait trop ce que voudra dire ensuite ce divin pochtron de Malcolm Lowry (auteur de cet autre grand roman sur l'alcoolisme que fut Au-dessous du volcan) lorsqu'il prétendra que selon lui, c'était dans Lost week-end qu'apparut pour la première fois la véritable figure de l'homme moderne occidental. Mais il est sûr que ce roman est bien le chaînon manquant entre un certain roman social et réaliste à l'américaine et des auteurs comme Bukowski ou Hubert Selby Jr, auquel on pense beaucoup en le lisant tant il semble avoir emprunté plus d'une fois à Charles Jackson cette fameuse structure de "dégringolade qui n'en finit plus", et qui deviendra sa marque de fabrique.

Grâce en soit rendue à la collection Vintage de Belfond de nous avoir retrouvé ce chef-d'oeuvre, introuvable depuis plusieurs décennies.


Signé: RongeMaille

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