On attendait impatiemment le nouveau roman de l'irlandaise Edna O'Brien, que l'on avait quittée en 2012 sur le somptueux Fille de la campagne*, mémoires d'une jeune fille peu rangée dans l'Irlande catholique du milieu du 20ème siècle. Depuis lors, la dame était en silence et ses lecteurs commençaient à croire que ce livre rare et précieux, véritable manifeste littéraire, avait mis un terme à son œuvre. La voici pourtant, ou devrais-je dire enfin, de retour sur la scène littéraire en cette rentrée 2016, avec un ouvrage dont Philip Roth dit qu’il est "son absolu chef d'œuvre" et que j'ai eu le privilège de découvrir avant la bataille. De votre côté, il faudra patienter encore un peu: Les petites chaises rouges, publié chez Sabine Wespieser, ne sortira que le 8 septembre prochain. Attention, événement!
Qui est donc Edna O'Brien, s'interrogent peut-être certains d'entre vous? Née en 1930 à Tuamgraney, petit village catholique du comté de Clare, cette fille de la campagne grandit dans une ferme isolée entre une mère sévère et un père alcoolique, dans une Irlande puritaine et terriblement bigote. Après des années sinistres dans un pensionnat religieux, elle entame des études de pharmacie à Dublin. En 1954, elle épouse, contre l'avis de sa famille, l'écrivain juif d'origine tchèque Ernest Gébler et s'installe à Londres. Ses débuts littéraires datent de 1960, année de la parution en Angleterre du premier volet de la trilogie qui la rendit célèbre, The Country Girls, en français Les Filles de la campagne. L'ouvrage fait scandale et est interdit en Irlande, où il sera même brûlé en place publique parce qu'elle y parle de désir et de sexualité. C’est compter sans l’opiniâtreté de la jeune femme, qui décide qu’elle sera avant tout mère et écrivain et que rien, jamais, ne l’éloignera de sa table de travail. Bientôt divorcée, Edna O'Brien élève seule ses deux fils, menant une vie brillante et indépendante, entre l’Angleterre et les États-Unis. Mais si elle a quitté sa terre natale pour pouvoir écrire librement, elle ne cesse d'y revenir dans ses écrits qui, toujours, exaltent la verte Erin avec ses landes désolées, ses odeurs de tourbe, ses lacs scintillants et ses paysages noyés de pluie et de soleil. N'épargnant ni les superstitions, ni le fanatisme religieux, ni l'ordre moral d'une Irlande catholique et nationaliste, Edna construit une œuvre envoûtante, engagée, dans laquelle l'amour, les blessures et l'histoire tourmentée de son pays sont des thèmes récurrents. Elle y dépeint, de manière âpre et sensuelle, la condition des femmes irlandaises, prises dans le carcan de leur éducation stricte, tourmentées et à vif, et leurs relations frustrées avec les hommes. Sa prose lyrique, poétique et puissante, sait saisir les êtres et les choses dans leur beauté comme dans leur rudesse et nous touche au cœur.
Difficile de parler du roman tant attendu, tant espéré, de cette écrivaine irlandaise que je vénère: Les petites chaises rouges est, en effet, sa première fiction depuis dix ans. Dix longues années... Impensable! Et s'il ne dénote absolument pas dans son œuvre, Edna O'Brien tente, pour la première fois dans ce roman, une incursion en terre inconnue: elle s'empare en effet d’un sujet d'actualité et de société brûlant, qui dépasse les frontières de la seule Irlande. Sacré défi... Ce roman fait cependant écho à certains de ses romans que je qualifierais de plus politiques, ou moins intimistes, notamment La maison du splendide isolement*, qui mettait en scène un terroriste irlandais en cavale, ou Tu ne tueras point*, histoire d’une adolescente violée et obligée d’aller se faire avorter en Angleterre. L'auteur donne ici le ton dès le titre, par ailleurs fort intrigant et que l'introduction vient éclairer: 11 541 petites chaises rouges ont été installées à Sarajevo en 2012 pour commémorer la mémoire des victimes du siège par les forces serbes de Bosnie, chaque chaise représentant une victime. Mais la phrase ne prendra tout son sens qu’à la lecture de ce roman aussi glaçant que grandiose, véritable "page-turner" comme disent les anglo-saxons, qui nous tient en haleine de la première à la dernière page...
L'histoire commence comme un conte. Tel un druide celte surgissant du fond des forêts, un mystérieux étranger, vêtu d’un long manteau noir et portant barbe et cheveux blancs, apparaît par un jour glacial dans le petit village de Cloonoila. Dès qu’il franchit le seuil de l’unique pub ouvert dans ce trou perdu de la côte ouest de l’Irlande, Vladimir Dragan suscite la fascination. La suspicion aussi, l’ancien instituteur le voyant plutôt comme un oiseau de mauvais augure qu'un saint homme, et suggérant qu’il pourrait être "une sorte de Raspoutine". Qui est donc cet homme étrange auréolé de mystère, et que-veut-il ? Originaire du Monténégro selon ses dires, le dénommé Vlad entend s’établir là comme guérisseur et sexothérapeute, même s’il abandonne presque aussitôt cette seconde casquette, prêtre et religion obligent... L'homme s'exprime avec douceur et sagesse; on lui trouve rapidement un logement et un cabinet médical, où il pourra pratiquer ses soins. Intriguée par ce docteur d’un nouveau genre et ses pratiques holistiques, Sœur Bonaventure, une nonne téméraire et fort bien nommée, se porte volontaire pour un massage, dont elle sort totalement régénérée. Bientôt, les habitants tombent un à un sous le charme de Dragan, alias Vuk ("loup") ou Docteur Vlad (serait-ce un double du terrible Vlad l'empaleur?), dont la figure d’exilé, de poète, de philosophe et visionnaire, fascine ces gens simples et crédules. Rien d’étonnant à ce que Fidelma, la beauté du village qui étouffe dans un mariage avec Jack, un homme bien plus âgé qu’elle, soit rapidement subjuguée elle aussi. Elle supplie même Vlad de lui faire un enfant! Une chambre d’hôtel sera donc le témoin de leur seule et unique nuit d'amour, laquelle, pour la romantique Fidelma, s'apparente à une union mystique et sacrée. Enceinte de quelques jours, la pauvre âme se réjouit, malgré ses remords d’avoir trompé son époux. Mais bientôt le malheur s’abat sur le village et la vie de Fidlema va à jamais basculer: Vlad est arrêté lors d’une excursion en bus et, sous les yeux des villageois ébahis, accusé de crimes de guerre. Car le charismatique docteur Vlad porte bien son nom: il est en réalité un criminel de guerre venu des Balkans et l'un des "monstres" les plus recherchés au monde...
Inculpé pour génocide, nettoyage ethnique, massacres, tortures, il est emmené à La Haye, où il rendra compte de ses crimes sans manifester le moindre remords, se décrivant simplement comme un fervent patriote:"Si je suis fou, alors le patriotisme lui-même est fou". Le titre choisi par Edna O’Brien et l’introduction s'éclairent alors, le personnage étant un double de Radovan Karadzic, le boucher serbe dont il s’inspire. Ex-fugitif, longtemps recherché pour les atrocités commises pendant la guerre de Bosnie, notamment pour le massacre de Srebrenica, ce dernier vécut sous le faux nom de Dragan David Dabic, avant d'être arrêté en 2008, après des années de cavale. Barbe blanche et cheveux longs attachés sur le sommet du crâne, pseudo-spécialiste de médecine alternative, il était employé par une clinique privée de Belgrade où il coulait des jours heureux... Bref, notre "gourou" à peine sous les verrous, un gang de migrants d’Europe de l’Est, venu lui régler son compte, trouve en Fidelma la victime idéale. Elle servira de défouloir à ces hommes assoiffés de vengeance et subira le plus terrible des châtiments (accrochez-vous, l'auteur n'y va pas avec le dos de la cuillère!). Après l’arrestation de Vlad, dont on ne connaîtra jamais le véritable nom, il sera impossible pour Fidelma de rester en Irlande. Réfugiée à Londres -comme toujours- et décidée à "expier sa faute", terrorisée et rongée par la culpabilité -ce sentiment que portent si souvent en eux les personnages d'Edna O'Brien- elle vivra de petits boulots et parviendra à puiser dans ces terribles épreuves une force nouvelle, qui lui permettra de venir en aide, à son tour, à ceux qui souffrent. Mais elle tiendra à aller jusqu'au bout de son histoire et partira à la Hague assister au procès de Vlad, qu’elle rencontrera plusieurs fois après le verdict.
Rassurez-vous, la quatrième de couverture est aussi bavarde que moi et tout ceci ne gâchera en rien votre lecture. Car la puissance et la force de ce roman ne reposent ni sur le mystère de l'identité du monstre, ni sur une intrigue à proprement parler, ni sur le sensationnel du sujet. Ce serait bien trop simple pour un auteur de la trempe de notre irlandaise! C'est une œuvre très ambitieuse qu'elle nous livre ici, à la croisée des genres. Un mélange habile de thriller, de roman historico-politique et de romance. Une œuvre qu'elle confesse avoir eu du mal à écrire: "Vous ne pouvez pas écrire sur un génocide et ces événements terribles, et sortir dîner". Et on la comprend: on ne sort pas non plus indemne de la lecture de ce roman. Car si la romancière y explore des thèmes qu'elle maîtrise parfaitement -une femme blessée et le pays natal- elle s'empare d'un sujet qu'elle n'avait jamais abordé de manière aussi frontale à travers le personnage de Vlad: la figure du mal avec un grand M et ce qu'il y a de pire en l'homme et en l'humanité. Et c'est à vous glacer le sang... Peut-on savoir qu'un loup est un loup, qu'un monstre est un monstre, dès le premier regard? Ce serait hélas trop facile. "Le loup a droit à l'agneau" dit une maxime serbe citée en exergue du roman. Le yin et le yang, le vide et le plein, la lumière et l'ombre, l'homme et la bête, cohabitent en effet en chacun d'entre nous.
Et cette dualité, cette ambivalence, cette dichotomie sont aussi terrifiantes et dangereuses que fascinantes. On peut être un barbare et aimer les fleurs... Les tyrans et les bourreaux ont, comme nous, une épouse qu'ils chérissent et des enfants qu'ils vont embrasser le soir. Ils aiment la musique classique et s'extasient devant la beauté d'un coucher de soleil ou d'un tableau. Ils lisent même de la poésie (Radovan Karadzic a publié plusieurs recueils de poèmes, y compris pendant sa cavale). Hitler, Staline et autres monstres jalonnant l'Histoire et l'actualité en sont la preuve. La question qui nous taraude est, évidemment, pourquoi. Pourquoi certains êtres portent-il en eux une part d'ombre aussi terrible et semblent-ils n'en avoir aucune conscience? Pourquoi ont-ils même le sentiment de faire ce qui est bon et juste, en agissant de manière aussi effroyable? A cela, nul ne peut répondre.
L'histoire commence comme un conte. Tel un druide celte surgissant du fond des forêts, un mystérieux étranger, vêtu d’un long manteau noir et portant barbe et cheveux blancs, apparaît par un jour glacial dans le petit village de Cloonoila. Dès qu’il franchit le seuil de l’unique pub ouvert dans ce trou perdu de la côte ouest de l’Irlande, Vladimir Dragan suscite la fascination. La suspicion aussi, l’ancien instituteur le voyant plutôt comme un oiseau de mauvais augure qu'un saint homme, et suggérant qu’il pourrait être "une sorte de Raspoutine". Qui est donc cet homme étrange auréolé de mystère, et que-veut-il ? Originaire du Monténégro selon ses dires, le dénommé Vlad entend s’établir là comme guérisseur et sexothérapeute, même s’il abandonne presque aussitôt cette seconde casquette, prêtre et religion obligent... L'homme s'exprime avec douceur et sagesse; on lui trouve rapidement un logement et un cabinet médical, où il pourra pratiquer ses soins. Intriguée par ce docteur d’un nouveau genre et ses pratiques holistiques, Sœur Bonaventure, une nonne téméraire et fort bien nommée, se porte volontaire pour un massage, dont elle sort totalement régénérée. Bientôt, les habitants tombent un à un sous le charme de Dragan, alias Vuk ("loup") ou Docteur Vlad (serait-ce un double du terrible Vlad l'empaleur?), dont la figure d’exilé, de poète, de philosophe et visionnaire, fascine ces gens simples et crédules. Rien d’étonnant à ce que Fidelma, la beauté du village qui étouffe dans un mariage avec Jack, un homme bien plus âgé qu’elle, soit rapidement subjuguée elle aussi. Elle supplie même Vlad de lui faire un enfant! Une chambre d’hôtel sera donc le témoin de leur seule et unique nuit d'amour, laquelle, pour la romantique Fidelma, s'apparente à une union mystique et sacrée. Enceinte de quelques jours, la pauvre âme se réjouit, malgré ses remords d’avoir trompé son époux. Mais bientôt le malheur s’abat sur le village et la vie de Fidlema va à jamais basculer: Vlad est arrêté lors d’une excursion en bus et, sous les yeux des villageois ébahis, accusé de crimes de guerre. Car le charismatique docteur Vlad porte bien son nom: il est en réalité un criminel de guerre venu des Balkans et l'un des "monstres" les plus recherchés au monde...
Inculpé pour génocide, nettoyage ethnique, massacres, tortures, il est emmené à La Haye, où il rendra compte de ses crimes sans manifester le moindre remords, se décrivant simplement comme un fervent patriote:"Si je suis fou, alors le patriotisme lui-même est fou". Le titre choisi par Edna O’Brien et l’introduction s'éclairent alors, le personnage étant un double de Radovan Karadzic, le boucher serbe dont il s’inspire. Ex-fugitif, longtemps recherché pour les atrocités commises pendant la guerre de Bosnie, notamment pour le massacre de Srebrenica, ce dernier vécut sous le faux nom de Dragan David Dabic, avant d'être arrêté en 2008, après des années de cavale. Barbe blanche et cheveux longs attachés sur le sommet du crâne, pseudo-spécialiste de médecine alternative, il était employé par une clinique privée de Belgrade où il coulait des jours heureux... Bref, notre "gourou" à peine sous les verrous, un gang de migrants d’Europe de l’Est, venu lui régler son compte, trouve en Fidelma la victime idéale. Elle servira de défouloir à ces hommes assoiffés de vengeance et subira le plus terrible des châtiments (accrochez-vous, l'auteur n'y va pas avec le dos de la cuillère!). Après l’arrestation de Vlad, dont on ne connaîtra jamais le véritable nom, il sera impossible pour Fidelma de rester en Irlande. Réfugiée à Londres -comme toujours- et décidée à "expier sa faute", terrorisée et rongée par la culpabilité -ce sentiment que portent si souvent en eux les personnages d'Edna O'Brien- elle vivra de petits boulots et parviendra à puiser dans ces terribles épreuves une force nouvelle, qui lui permettra de venir en aide, à son tour, à ceux qui souffrent. Mais elle tiendra à aller jusqu'au bout de son histoire et partira à la Hague assister au procès de Vlad, qu’elle rencontrera plusieurs fois après le verdict.
Rassurez-vous, la quatrième de couverture est aussi bavarde que moi et tout ceci ne gâchera en rien votre lecture. Car la puissance et la force de ce roman ne reposent ni sur le mystère de l'identité du monstre, ni sur une intrigue à proprement parler, ni sur le sensationnel du sujet. Ce serait bien trop simple pour un auteur de la trempe de notre irlandaise! C'est une œuvre très ambitieuse qu'elle nous livre ici, à la croisée des genres. Un mélange habile de thriller, de roman historico-politique et de romance. Une œuvre qu'elle confesse avoir eu du mal à écrire: "Vous ne pouvez pas écrire sur un génocide et ces événements terribles, et sortir dîner". Et on la comprend: on ne sort pas non plus indemne de la lecture de ce roman. Car si la romancière y explore des thèmes qu'elle maîtrise parfaitement -une femme blessée et le pays natal- elle s'empare d'un sujet qu'elle n'avait jamais abordé de manière aussi frontale à travers le personnage de Vlad: la figure du mal avec un grand M et ce qu'il y a de pire en l'homme et en l'humanité. Et c'est à vous glacer le sang... Peut-on savoir qu'un loup est un loup, qu'un monstre est un monstre, dès le premier regard? Ce serait hélas trop facile. "Le loup a droit à l'agneau" dit une maxime serbe citée en exergue du roman. Le yin et le yang, le vide et le plein, la lumière et l'ombre, l'homme et la bête, cohabitent en effet en chacun d'entre nous.
Et cette dualité, cette ambivalence, cette dichotomie sont aussi terrifiantes et dangereuses que fascinantes. On peut être un barbare et aimer les fleurs... Les tyrans et les bourreaux ont, comme nous, une épouse qu'ils chérissent et des enfants qu'ils vont embrasser le soir. Ils aiment la musique classique et s'extasient devant la beauté d'un coucher de soleil ou d'un tableau. Ils lisent même de la poésie (Radovan Karadzic a publié plusieurs recueils de poèmes, y compris pendant sa cavale). Hitler, Staline et autres monstres jalonnant l'Histoire et l'actualité en sont la preuve. La question qui nous taraude est, évidemment, pourquoi. Pourquoi certains êtres portent-il en eux une part d'ombre aussi terrible et semblent-ils n'en avoir aucune conscience? Pourquoi ont-ils même le sentiment de faire ce qui est bon et juste, en agissant de manière aussi effroyable? A cela, nul ne peut répondre.
"La ville tient son nom de la rivière. Le courant, rapide et dangereux, jaillit avec une allégresse maniaque, charriant dans son sillage morceaux de bois et bûches de glace. Des cuvettes où l'eau est piégée, des galets bleus, noir et pourpre scintillent dans le lit de la rivière, parfaitement polis et arrondis, telle une nichée d’œufs de bonne taille dans un seau d'eau".Malgré la gravité du sujet, le texte n'est pas dénué d'humour et Edna s'en donne à cœur joie dans sa description, délicieusement féroce, du Père Damien, véritable cliché du prêtre irlandais, ou celle de la téméraire Sœur Bonaventure. A contrario, certaines scènes sont presque insoutenables bien que toujours admirablement dépeintes, telles la vengeance dont Fidelma sera victime... Et l'on ne peut qu'admirer la capacité d'observation et le souci du détail éblouissants de l'auteur, peintre de la beauté et de la laideur, de la lumière et de l'ombre: rien n'échappe à son regard aiguisé, à son œil averti, qu'il s'agisse des moindres détails de la vie rurale et citadine, des bas-fonds terrifiants de la capitale ou des portraits de ses personnages. Lesquels, qu'ils soient principaux ou secondaires, sont tous parfaitement et remarquablement incarnés, comme à l'accoutumée.
Mais le véritable génie d'Edna O'Brien est sans doute de parvenir à nous entraîner dans un univers que nous ne connaissons qu'à travers les médias, à nous faire trembler et éprouver de la compassion pour des personnages pourtant loin de nous, tout en construisant un roman original, fascinant et incroyablement lucide. Il y a tant à lire, à voir et à comprendre en réalité de ce voyage au bout de l'enfer... La petite histoire y rencontre la grande, d'une manière totalement inattendue, en la personne de ce boucher venu trouver refuge là où l'on attendait le moins (on pense, bien sûr, à la fuite des criminels nazis en Amérique Latine). Mais c'est pourtant bien en Irlande que tout cela se passe, dans ce pays cher à l'auteur et ce village sans histoire que l'on croyait protégé du monde. Nul n'est à l'abri, semble nous murmurer Edna. Ici, une femme ordinaire, naïve et douce, véritable pivot du roman, voit toute sa vie ravagée pour avoir vécu une brève histoire d'amour avec le diable, dissimulé derrière un visage d'ange. Et l'on éprouve, à l'instar d'Edna O'Brien, une empathie et une tendresse infinies pour cette héroïne ô combien attachante, brisée mais debout, à l'image des femmes qu'affectionne l'auteur.
Ce roman, qui donne la parole aux migrants, aux exclus, est aussi par bien des côtés extrêmement dérangeant. Car s'il s'interroge sur le Mal et sur les rapports ambigus qu'entretient l'homme avec lui, il ose poser des questions morales essentielles et très complexes: l'innocence est-elle toujours aussi destructrice et bafouée qu'elle semble l'être aujourd'hui? Doit-on se fermer à l'Autre -l'étranger, l'inconnu- sous prétexte qu'il peut cacher un loup? Doit-on cesser de faire confiance de peur d'être trompé dans un monde devenu déjà tellement individualiste? Ou faut-il au contraire continuer à croire en l'Homme et en l'Amour comme réponse et comme rempart à l'obscurité? A ces questions, l'auteur donne, sans jugement ni leçon aucuns, la plus belle des réponses à travers les voix de Fidelma et de ceux qu'elle rencontre. C'est un roman sombre et douloureux mais qui reste définitivement empreint d'espoir et de lumière, et c'est sans doute là qu'est sa force.
Vous qui aimez la grande et belle littérature, permettez-moi donc ce conseil: lisez et relisez Edna O'Brien pour entendre ce qu'elle a à dire de l'Irlande et des siens, du monde d'aujourd'hui et de l'humanité toute entière, dans ce roman d'une puissance et d'une justesse rares qui parle d'amour, de mort, de sacrifice et de tolérance. S'agit-il vraiment de son chef d'œuvre? Je ne saurais répondre, un "oui" sous-entendant que je n'attends plus rien de cette immense écrivaine. Mais il est certain que ce livre magistral et bouleversant, terriblement contemporain, ne peut laisser indifférent et vous hantera longtemps. Chapeau bas, Mrs O'Brien!
Mais comment faites-vous pour écrire avec autant de passion et de force à chacun de vos articles? Vous savez choisir vos lectures, c'est un fait, dans la jungle littéraire d'aujourdhui. Chère dame, merci pour tous vos conseils et pour toutes les émotions que nous procurent chacune de vos chroniques. Je n'ai à ce jour jamais été déçu et vais donc découvrir Madame O'Brien en poche avec un réel enchantement, en attendant le 8 septembre. Chapeau bas Moneypenny!
RépondreSupprimerJe suis tout à fait d'accord avec le lecteur ci-dessus. Je n'ai pour ma part lu que "Crépuscule Irlandais" il y a peu, qui m'a beaucoup plu pour ses portraits de femmes en révolte, l'Irlande de l'auteur et l'amour maternel présenté là; grâce à vous je vais aller chercher "fille de la campagne" et attends moi aussi ces "chaises rouges" avec impatience. Merci de tout coeur !
RépondreSupprimerJe viens d’achever la lecture de votre article qui, je dois dire, me laisse sans voix. D’une part, le choix de vos lectures dénote un parti pris pour la Grande Littérature ; d’autre part votre écriture élégante et profonde – je dirais même sincère – scandée par des élans lyriques nous attire, nous enivre, nous convainc. Pour le merveilleux moment que vous m’avez offert : un grand merci !
RépondreSupprimerCette sensibilité, cet amour de l'humanité que l'on sent dans chacun de vos choix sont aussi rares que précieux. Merci de les partager avec nous. Je lirai Edna O'Brien: mon libraire n'a jamais réussi à me convaincre, mais vous si. Je croyais à vrai dire que c'était une sorte de Barbara Cartland irlandaise et me rends compte que j'avais tort ! Respectueusement votre,
RépondreSupprimerEdna O'Brien est tout sauf une Barbara Cartland irlandaise, rassurez-vous! C'est d'ailleurs la lecture de Joyce qui lui a donné envie d'écrire! Je suis vraiment ravie de vous avoir convaincu, et vous ne le regretterez pas. Foncez! Money
RépondreSupprimerComme le lecteur ci-dessus, je ne m'étais jamais laissée tenter par Edna O'Brien. Mais j'attends impatiemment de la découvrir grâce à vous. Mon mari et moi suivons depuis quelques mois vos chroniques avec bonheur. Nous attendons tous votre sélection de rentrée avec impatience: les journaux vont nous bassiner avec les sempiternels romans habituels et votre aide nous sera fort précieuse! Nos libraires bordelais, auxquels nous avons parlé de vous, sont devenus accrocs à votre blog eux-aussi. J'espère que les éditeurs sont malins et vous ont inondée de livres à partager avec nous! Bel été Moneypenny et un grand merci.
RépondreSupprimerThaank you for sharing
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