Trois films, trois chefs d'oeuvre, trois petits bouquins de pas plus de 100 pages qui auscultent, dissèquent et étiquettent pour nous, cinéphiles assoiffés et bibliographes compulsifs, trois véritables films-cultes, terme hélas mille fois galvaudé mais qui, pour le coup, garde ici tout son sens: Alien de Ridley Scott, Shining de Stanley Kubrick et Brazil de Terry Gilliam.
Ce sont les éditions Akileos, éditeur surtout spécialisé dans la bande-dessinée, qui a eu la riche idée de faire traduire et d'éditer, sous une présentation remarquable, ces opuscules édités d'abord en Grande-Bretagne, par le prestigieux British Film Institute.
Il existe bien chez nous L'Avant-Scène Cinéma qui ausculte dix fois par ans des films piochés aux quatre coins de la cinéphilie mondiale (qu'ils soient de l'âge du muet ou des blockbusters tous récents, américains, français ou tchèques, ultra-connus ou confidentiels) et qui, surtout depuis son relookage survenu il y a plusieurs années, demeure la plus belle des revues de cinéma francophones.
Mais il manquait une série pour collectionneur fétichiste et qui parvient, ce n'est pas le moindre de ses talents, à en remontrer au plus féru des spécialistes de Ridley Scott, au plus geek des coupeur de cheveux en quatre qui a déjà vu Shining trente fois (ah non pitié, pas la chambre 237...), ou à celui qui aurait prétendu avoir tout compris des références culturelles et politiques dont Brazil fourmille.
Roger Luckhurst, signataire des deux premiers opus est chercheur et professeur de lettres modernes au prestigieux Collège de l'université de Londres. Il conçoit sa fascination pour ces deux films d'horreur qui, rappelons-le, sont sortis en 1979 et 1980, par le choc initiale éprouvé à leur première vision en salle, et fantasmé ensuite durant de longues années. C'était le temps où le dvd, la vod, le téléchargement et toutes ces choses qui tombent sous le sens aujourd'hui, n'existaient même pas en rêve. On était même aux tous débuts des vidéo-clubs, c'est vous dire...
Les livres de la collection BFI abordent absolument TOUS les aspects du film. Des premiers scripts qui n'auront rien à voir avec le résultat fini, des atermoiements de la production jusqu'aux galères matérielles, le choix des comédiens, jusqu'aux ragots de plateau. L'accueil qui leur a été réservé à leur sortie, l'analyse des grandes scènes-clés, l'impact qu'ont eu ces oeuvres sur les générations futures, tout y est...
Et chacun pourra y trouver ce qu'il cherche comme ce qu'il ne comptait pas y dénicher.
Ainsi, on apprendra que le scénario original d'Alien, signé Dan O'Bannon, avait été écrit pour en faire une série B, presque Z, dans la lignée du fameux et potache Dark Star de John Carpenter, avec quelques pincées de film SF déviant à l'italienne en sus. Et puis... avec ce jeune cinéaste anglais venu du clip publicitaire qui vouait un soin énorme à l'image et croyait plus en son talent que quiconque autour de lui. Avec l'arrivée, surtout, de Giger pour la conception de la créature et de son oeuf matriciel dégoûtant, entre autres atrocités, le film est parvenu vers d'autres sphères. Lorsque certains témoins évoquent les méthodes de travail de l'artiste suisse, comme lorsqu'il avait fait livré des tonnes de carcasses osseuses d'animaux dans un hangar pour son inspiration, on se dit qu'il fallait bien la conjonction d'un génie un peu fou, d'une histoire simple qui joue avec nos peurs primitives, et l'apport de grands techniciens (ah ! ces longs couloirs qui suintent et qui sifflent, et qui grouillent et qui bavent et à l'intérieur desquels on ne voit rien) pour en arriver à ça: un film parfait.
Et, le saviez-vous, mais Yaphet Kotto, qui incarne le chef mécano revendicatif et casse-bonbon (- moi, je fais rien sans être sûr de toucher ma prime - c'est quand qu'on parle des heures supp' ?) était un casse-noisette pour de vrai puisque jusqu'à la fin de sa feuille de tournage, il tenta de convaincre Scott de le faire mourir en dernier. Et que c'est Véronica Cartwright (l'AUTRE élément féminin de l'équipage du Nostromo avec Sigourney Weaver, celle qui n'arrête pas de pleurer) qui devait jouer Ripley, et ne le sut qu'au dernier moment. C'est trop bête, la vie.
On sent qu'avec son travail sur le film de Kubrick, Roger Luckhurst a mis les freins. Les trous noirs narratifs et le labyrinthe de connections possibles entre les différents aspects de Shining offrent trop de prises aux excès de la sur-interprétation pour qu'il n' y sombre jusqu'à en perdre la raison. Mais on sent qu'avec lui, il faut se garder de TROP réfléchir à Shining qui est un des plus grands films-cerveaux de l'histoire du cinéma, un film qui, littéralement, peut rendre fou.
La folie de Jack est contagieuse mais il y en a encore certains, une frange de la cinéphilie fort modeste au regard du nombre des admirateurs du cinéaste, mais qui existe (Brian de Palma en est, Serge Daney en était), pour pointer du doigt le travail de Kubrick comme celui d'un truqueur. D'un truqueur de talent certes, mais un truqueur quand même. D'où l'impossibilité de faire le tour de ce film aux contours flous justement, éclatés sur plusieurs pistes (le don de Danny le petit garçon, la schizophrénie de son père qui ne demande qu'à exulter, l'hôtel bâti sur un cimetière, hanté par les victimes d'un massacre horrible, la possible réincarnation de l'âme du meurtrier, la télépathie entre Danny et le vieux cuisinier). Mais quel film...
Si Roger Luckhurst n'hésite pas à parler des méthodes sadiques de Kubrick sur le tournage (à l'égard de la géniale Shelley Duvall notamment mais aussi de Scatman Crothers qui incarne le cuisinier noir atteint lui aussi du shining, à qui il fit refaire et refaire la même scène des dizaines de fois, alors qu'il avait 80 ans), son bouquin décortique tout, de l'importance des choix des musiques pour la bande-originale, de la précision infinie de la mise-en-scène, jusqu'aux échos que l'on trouve de ce travail dans toute la filmographie de Kubrick.
Et s'il ne fallait en choisir qu'un, foncez sur l'analyse de Brazil par l'écrivain de science-fiction Paul McAuley, c'est une merveille. Un peu parce que des trois films, il est sans doute le moins vu aujourd'hui encore, celui qui, surtout, peut encore en laisser un grand nombre sur le bord de la route, l'air hébété. Car pour celui qui ne s'attend pas à voir quelque chose de particulier, Brazil demeure, plus de 30 ans plus tard, ce film cinglé, à la narration bigarrée, aux effets de lentilles grand angle qui font mal à la tête, au rythme fou, aux cassures de rythme déroutants (ah ! quand Sam Lowry vole au-dessus des buildings dans son armure d'archange...) avec ces morceaux de bravoure désopilants, ces accès de violence qui provoquent de concert hilarité et écoeurement.
Si tout le monde avait cru qu'il s'agissait pour l'auteur de Jabberwocky d'un 1984 à la sauce Monty Python, et bien pas du tout. Gilliam pensait très fort à Kafka et surtout, surtout, à l'époque dans laquelle il vivait. "Sur la frontière Los Angeles/Belfast", comme il aimait à le souligner, c'est à dire dans cette zone meurtrière et anxiogène où les préoccupations sociales et matérialistes des classes aisées sont contrariées par des poseurs de bombe.
L'analyse de McAuley sur son film-fétiche (allez disons-le, c'est un peu le mien aussi) brasse tous les aspects et paradoxes de cette formidable machine de guerre, au propos utopiste et politique toujours aussi saignant, au style inégalable (qui sait filmer comme Gilliam, hein, qui ?) et aux préoccupations toujours branché sur notre triste actualité. Il y a quelques années de cela, après l'ouverture du centre de Guantanamo pour les sinistres raisons que l'on sait, il avait même pensé porter plainte contre George W. Bush et Dick Cheney pour non-respect du droit d'auteur... Quel homme !
Allez zou, tout le monde dans le canapé pour revoir ces trois grands films, et se plonger dans ces puits d'intelligence. En octobre, on nous promet un quatrième et cinquième opus sur Le Parrain et Les 7 samouraïs. On les attend avec impatience.
N.B. A noter que ces magnifiques petits bouquins sont au prix d'un semi-poche, sont riches d'une iconographie somptueuse, et bénéficient d'illustrations de couverture originales splendides signées (dans l'ordre) Martha Lech, Aurélien Rosset et Diane Lecerf. Bravo tout le monde.
Signé: RongeMaille
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