C'est un livre qui s'ouvre sur un jeune homme effrayé qui se tapit
sous un évier en espérant qu'on ne l'y trouvera pas. Et puis le livre
semble s'en aller ailleurs, plus précisément sur les traces d'un
couple d'Américains, deux intellectuels que la disparition de leur
fils a fini par miner, petit à petit. Très vite, on comprendra avant eux ce qui
lui est arrivé, et sans doute qu'eux-mêmes ne le découvriront
jamais. Seulement peut-on s'imaginer en refermant La trace, au terme
de ce road-movie poisseux, que Hoa et Dale auront eu cette
prémonition de l'horreur de ce qui est arrivé à leur Declan adoré,
puisque eux-mêmes seront passé tout à côté.
L'horreur, c'est ce chapitre intitulé
Musique du désert, sommet de brutalité et de cruauté sans nom
qu'on déconseillera aux âmes sensibles, et qui nous projette de
plein fouet dans cette zone de la frontière mexicaine qui reste une
des plus dangereuses du monde. Le temps de quelques pages
fulgurantes, Forrest Gander nous rappelle au bon souvenir d'un
certain Boston Teran, soleil obscur du roman noir contemporain qui, le
temps de deux romans terribles, Méfiez-vous des morts et Satan dans
le désert, avait porté le genre à des sommets de sauvagerie
hypnotique jamais relue depuis.
Mais ce roman-là ne s'intéresse pas
aux contrées mille fois arpentées du genre, il se permet même
d'aborder le road-movie selon un angle des plus inattendu. Car non,
Dale et Hoa ne savent pas où se trouve leur fils. Sa disparition
date depuis très longtemps, et les raisons de son départ du cocon
familial comme de la nature profonde de la brouille avec sa mère,
qui en a peut-être été la cause, sont des pistes qui sont à peine
ébauchées, ici et là. Un travail tout en délicatesse sur
l'intangibilité des sentiments que l'écriture poétique de Gander
transcende, littéralement.
Mieux encore, on ne saura jamais si Hoa et
Dale savent que leur fils a erré longtemps avant eux dans les mêmes
patelins déserts qu'ils traversent sans sortir de leur voiture , les
mêmes cantinas accablées de chaleur dans lesquelles ils font halte,
les mêmes places de village à la tombée du soir que les gamins
peuvent enfin envahir pour aller jouer au foot. Moment terrible où
ils regardent sans comprendre des policiers municipaux charger des
sacs en plastique sur la plate-forme d'un pick-up.
Hoa et Dale sont partis sur les traces
d'Ambrose Bierce, l'écrivain mythique du Dictionnaire du diable, qui
à plus de 70 ans était allé rejoindre l'armée de Pancho Villa, au
début du siècle dernier, et n'en était jamais revenu. Leur périple
s'est donné comme prétexte cette quête habitée par la mort et le
mystère. Il s'agit pour eux d'une sorte de pélerinage sur les lieux où
Bierce est censé avoir été tué, ou arrêté, ou enterré, et dans
le cœur de ces deux parents éplorés, mais qui s'acharnent à faire
bonne figure, sommeille l'image de leur fils.
Afin d'éprouver leur cœur meurtri,
Hoa et Dale devront passer par des instants où l'ébauche de leur
propre mort, le ressenti de mille souffrances les feront, peut-être
et enfin, passer à autre chose. Mais l'écriture de Forrest Gander
n'est pas là pour nous parler d'épreuve, de quête métaphysique,
de parcours initiatique ou de quoi que ce soit de ce genre.
La disparition ou la mort sont des
précipices insondables qui sont là pour éprouver notre chagrin et
nos peurs. Hoa et Dale s'en seront approché de si près qu'ils n'y
ont trouvé rien d'autre qu'eux-mêmes, ensanglantés, hagards,
salis, mais vivants.
Rongemaille, Rongemaille, le grand, il me faut cet ouvrage.
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