15/03/2016

UN DERNIER VERRE AU BAR SANS NOM de Don Carpenter

Lorsque parut en 2012 Sale temps pour les braves, il a fallu un certain temps pour comprendre comment et pourquoi pareille merveille avait pu échapper aussi longtemps à la perspicacité des éditeurs français. Re-belote, après la parution de trois autres romans, voilà que nous arrive Un dernier verre au bar sans nom qui, lui, n'a été découvert que sur le tard aux Etats-Unis, l'écrivain Jonathan Lethem s'étant chargé de peaufiner et d'éditer cet ultime roman du grand romancier et... c'est un très grand roman.

Nous sommes à la fin des années 50, le mouvement beat est en train de cracher ses dernières flammes, et nous suivons le parcours de jeunes gens, tous d'horizons bien différents mais aspirés par la même passion; la littérature, et aveuglés par la même envie; être publiés. De l'Oregon froide et humide où tout ce petit monde va se croiser tous jeunots avec ses rêves de gloire plein la tête, jusqu'à la  Californie et Hollywood, nous les suivons jusqu'aux florissantes années hippies où tout le monde, brusquement, aura bel et bien vieilli.

Chassés-croisés amoureux, jalousies étouffées, désillusions rapides ou mort lente de leurs aspirations, tout y passe, et trépasse, Charlie le rescapé de la guerre de Corée et son gros roman de guerre, sa femme Jaime et son talent inné, Stan l'ex-taulard ou Dick, en apparence si sûr de lui, vont passer par toutes les couleurs de l'arc-en-ciel. De vagues succès en véritable gloire, de désillusions sans fin au dégoût d'eux-mêmes et des autres, voici la Bohême de Frisco racontée par un de ses plus grands représentants (le grand qui éclate de rire avec sa splendide moustache sur la photo ci-dessus, c'est Brautigan, enlevez votre chapeau).

Et puis il y a l'écriture de Carpenter, désarmante de précision, d'acuité psychologique sans aspérité, constituée de phrases courtes sans gras et de dialogues à l'étouffée. Sa force tient certainement à cette façon unique de traiter chaque personnage comme si c'était le plus important de son histoire, les faisant disparaître brutalement, ne le rappelant jamais dans la trame parfois, ou les faisant resurgir tout à coup, sans crier gare.

Il est sûr que ce roman devait être emprunt pour l'auteur d'une nostalgie immense. Dans un des nombreux bistrots de San Francisco dans lesquels ses personnages se croisent sans arrêt, il convoque les ombres d' écrivains qu'il a bien connu, sans doute.

Quand la petite musique de l'auteur stoppe au point final, l'instant se fige sur une sorte d'arrêt sur image qui vous prend aux tripes. La vie aura donc fait son œuvre, laissant des personnages sur le bas-côté, souvent par leur faute, en projetant d'autres vers la la lumière, de manière injuste ou pas.
Le genre d'effet que peut provoquer un mot, une phrase, le moindre geste ébauché dans la prose de John Fante, Larry Brown, John Cheever ou Raymond Carver. Un effet des plus glaçants qui faisait déjà tout le sel du final inoubliable de Sale temps pour les braves, et de ses dernières phrases tendus comme un piège à loup.

Ce vieux ronchon de Norman Mailer, qui n'était pas le moins malaimable des langues de p... , portait l'art du roman de Don Carpenter en très haute considération. C'est vrai qu'il faudrait vraiment ne pas savoir lire pour ne pas s'en rendre compte.

                                                                         
 Signé: RongeMaille

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