29/09/2017

SIX QUATRE de Hidéo Yokoyama

Une petite bombe ! 


Si vous voulez lire un véritable "page turner" qui va à 300 à l'heure et qui, au niveau de l'intrigue, vous scotche littéralement à votre canapé pendant quelques heures et qui tombera demain dans les oubliettes de vos lectures trop nombreuses ....
Passez votre chemin ! 


Hidéo Yokoyama vous offre le Japon contemporain sur un plateau en or massif. Sa méticuleuse syntaxe vous apprendra tout des rapports complexes entre la presse et la police (avec un petit topo sur la guerre des polices en bonus).

Le Six Quatre, c'est un kidnapping d'enfant qui a mal tourné quatorze ans auparavant. Et c'est le commissaire Mikami qui va vous le raconter. Il était en poste pour le kidnapping et désormais il est chef des relations presse. Et il a tout son temps. Alors un conseil : prévoyez une petite semaine de lecture. Dégustez lentement. 

C'est quand même très rare d'avoir sous les yeux un roman de cette qualité.

Signé Mère grand :

20/09/2017

COURIR AU CLAIR DE LUNE AVEC UN CHIEN VOLE de Callan Wink

La collection Terres d'Amérique d'Albin Michel n'en démord donc pas : plusieurs fois par an, il faut qu'elle aille nous débusquer quelques jeunes pousses des lettres américaines qui se sont fait une réputation chez eux avec leurs premières short stories. C'est comme un rite de passage dirait-on, une sorte d'exercice obligé avant de s'atteler au format long du romanesque. Ou pas. Ecole de rigueur et d'assurance, qu'on soit américanophile ou américanophobe, force est d'admettre que la nouvelle est un format qui aujourd'hui leur appartient. Quand on a lu certains textes court d'Hemingway ou de Carson McCullers, on comprend mieux comment des écrivains comme eux sont parvenus par la suite à une maîtrise formelle et à un sens de la synthèse inouï.

Après les talentueux John Vigna, Karen Russell, Alan Heathcock, Tom Barbash et bien d'autres, voici Callan Wink. Né en 1984, ce jeune homme s'inscrit d'entrée dans les pas des très grands. Ses nouvelles proposent ce cocktail parfait, très Ecole du Montana (de nombreuses histoires s'y déroulent d'ailleurs), de grands espaces, de rapports conflictuels et fusionnels avec la nature, et de drames intimes faits de petits riens et de très grandes choses. Rien de nouveau sous le soleil du Midwest me direz-vous... Sans doute, mais ici, la maîtrise du texte, des descriptions et des sentiments sont absolument imparables.

Dans la première histoire qui donne son titre au recueil, un jeune huluberlu ouvre la grille d'un chien à la gueule sympathique pour s'enfuir avec lui, - il ne sait pas trop pourquoi -, deux gusses pas très nets à ses trousses. Là, un jeune homme qui doute un peu trop de lui se retrouve à partager la vie d'une femme mariée beaucoup plus âgée et de son gosse, alors que le mari, lui, traîne dans une maison de repos après avoir abusé d'antidouleurs. Un type qui joue chaque année le rôle du Général Custer dans une reconstitution de la bataille de Little Big Horn retrouve encore une fois sa maîtresse, une Amérindienne, qui elle incarne une squaw, comme tous les ans. Chaque soir, il doit penser à appeler sa femme, qui subit des séances de chimio.


Dans une des plus belles nouvelles du recueil, Dérapages, on suit le parcours chaotique de Terry, un jeune et grand costaud pas bien dégrossi qui vient de cogner à mort un homme au sortir d'un bar, mais son histoire nous est racontée via les rapports particuliers qu'il entretenait avec son grand-père, fin pêcheur de rivière et figure tutélaire bancale. La manière que possède Wink de nous raconter la formation d'un jeune homme avant, pendant et après le drame autour de cette simple relation est tout simplement magnifique.

De la même façon, la dernière nouvelle, sorte de roman miniature intitulée Regarder en arrière mérite amplement le qualificatif de chef-d'oeuvre. Pour raconter la vie toute entière de cette femme, Lauren, de son veuvage, de son amour perdu, de ses occasions ratées, de ses soucis de clôture, d'animaux domestiques, de maman malade qui perd la boule, de son beau-fils et de son berger allemand au comportement flippant, Callan Wink déploie alors un savoir-faire de vieux briscard qui, pour le coup, sied assez mal à son statut d'écrivain débutant. C'est tout simplement bluffant.
Curieusement, certains jeunes auteurs publiés dans cette collection ou chez d'autres éditeurs n'ont jamais été au-delà du premier recueil flamboyant. Et pourquoi pas, après tout ? En l'état, Courir au clair de lune avec un chien volé (quel titre, pas vrai ?) suffira amplement à asseoir la réputation de l'auteur, dont on attendra, aux aguets, les futures productions... Qu'il fasse moins bien à l'avenir ou mieux, ou rien du tout, peu importe. Mais celui-là, on le surveillera de près.

Signé: RongeMaille

13/09/2017

LES AVENTURES DE RUBEN JABLONSKI d'Edgar Hilsenrath

C'est un livre à ranger à côté des oeuvres de Primo Levi, Soljenytsine, Kertesz ou Spillman. Les aventures de Ruben Jablonski est, en partie, un livre d'inhumanité, de souffrance et de survie, mémoires d'un homme qui a vécu l'enfer à Mogilev-Podolsk, ville ukrainienne transformée en ghetto juif sous l'occupation allemande (et l'aimable participation, fort zélée, des forces de police roumaines). Ce livre, Hilsenrath l'avait déjà écrit, il s'agit d'un des chefs-d'oeuvre du grand écrivain allemand, et il s'appelle Nuit, publié en 1964.

Ce roman-là, écrit plus de 30 ans après, ne nous raconte pas tout à fait la même chose. Certes, il nous parle de persécutions, d'horreur mais surtout d'exil. Et sur un ton, dans un style d'écriture qui n'est justement pas celui des grands auteurs cités plus haut. Hilsenrath possède cette bonne distance qui n'est ni portée par l'emphase et encore moins par le misérabilisme. On ne doutera pas un instant qu' Edgar, à cette époque, était un jeune homme intelligent et plein de ressources à qui la vie ne pouvait pas en raconter trop longtemps... Et c'est comme ça qu'il se livre ici: plein de vie, volontiers baratineur et opportuniste, diablement doué aussi pour apprendre à vitesse grand V toutes les langues qu'il croise, et sans doute protégé par un invisible ange gardien qui l'aura aiguillé vers les bons chemins plus d'une fois.
Le prosaïsme des situations peut sembler bien déroutant parfois, tout au long cette fuite sur les chemins de l'exil. S'il parle beaucoup des destins tragiques vécus et racontés par d'autres, de la souffrance de voir sa famille éparpillée loin de lui aux quatre coins de l'Europe, son expérience du ghetto ne fut qu'un spectacle de mort, et ses haltes successives d'Allemagne en Ukraine, de Roumanie en Bulgarie jusqu'en Palestine puis Paris et New York, un périple interminable qui ne sera rien d'autre que son roman d'initiation à lui.

Ruben Jablonski (Edgar) n'a qu'un but dans cette existence: retrouver les siens. Mais des raisons de (sur)vivre, il en a deux: faire l'amour et surtout: écrire. Un rescapé des ghettos juifs ou des camps peut se permettre cela: raconter sans crainte et sans frein ce que le jeune homme plein de sève et d'ego qu'il a été avait alors en tête: manger, baiser, écrire. Une fois qu'on a survécu, en effet, pourquoi ne serait-on pas obnubilé par le principal, par ce qui fait le sel de la vie: vivre, quoi.
Hilsenrath passe sans accroc aucun de la relation tragique d'une jeune rescapée des camps qui a été violée pendant des mois par des paysans polonais qui la cachaient à ses préoccupations pécuniaires de traîne-savate à Tel-Aviv pour pouvoir de payer une séance au bordel. Ou de sa relation torride avec une riche exilée au nez et à la vieille barbe de son mari, qui survient peu après cet épisode fiévreux dont il n'aurait pas du réchapper.

La vie emmène tout, et les morts restent derrière. C'est au fond un roman très significatif de l'art de l'écrivain et de sa vision du monde: on y croise le Hilsenrath tragique, humaniste et sans effet de manche de Nuit et du Conte de la dernière pensée (sur le génocide arménien), comme celui, paillard, grotesque mais impitoyable dans sa clairvoyance et son acidité de Fuck America et d'Orgasme à Moscou.
Quelle vie terrible  (pourrait-on lui dire en s'imaginant le voir faire la gueule) ! Quel bon dieu d'écrivain (et là, peut-être, le verrait-on sourire) !!!

Signé: RongeMaille