03/05/2017

CORTEX d'Ann Scott

Sept années se sont écoulées entre la sortie de A la folle jeunesse et de Cortex. Pour certaines, pour certains, sept années à attendre un "nouveau" Ann Scott.

La patience paie mes enfants, la patience paie.

Cortex est un grand roman hommage au cinéma américain, doublé d'un roman sur notre société malade. Ann Scott toujours et encore photographe du réel, du détail, du dysfonctionnement, revient et en force s'il vous plait.

" D'où vient ce besoin de subitement gagner de la place et de tout rendre portable, à l'avenir on passera son temps à arpenter la planète avec un sac au lieu d'avoir un toit ? Et pourquoi crée-t-on autant de choses dont on n'avait aucun besoin ? Qui rêvait que sa montre paye son café ? Que son téléphone calcule le nombre de mètres parcourus  dans la journée ? Que deux cents sites différents donnent le temps de cuisson d'un oeuf à la coque ? Et qui avait besoin qu'on invente les télés HD ? La qualité de l'image est si réaliste que les visages sont devenus inregardables sur un grand écran, la moindre imperfection de la peau saute aux yeux (...) qui était en demande d'une chose pareille ?"

Nous sommes au Dolby Theater, la cérémonie des Oscars va débuter. Ils sont TOUS dans la salle, tous ou presque. Meryl Streep, Brad Pitt, Al Pacino, et j'en passe.
Et puis, il y a Russ, en régie, qui est le grand ponte de la production de cette soirée. La femme de Russ est morte il y a un mois à peine. Russ n'y est pas. Russ erre enfermé à l'intérieur de lui-même, de sa peine.
Et puis il y a Burt, qui lui déjoue les barrages de police, pour s'infiltrer à la cérémonie afin d'y enregistrer un de ses diaboliques podcasts, dont le public raffole, qu'il ne signe que sous pseudo, qu'il n'enregistre que caché derrière des masques de stars, en modifiant sa voix.

Il y a aussi Angie débarquée depuis quelques jours de France pour rencontrer un producteur afin de réaliser son premier long métrage, et enfin Jeff, musicien, nominé ce soir là à la grand messe.
Jeff et Angie on été amants, il y a de cela 20 ans, et par le plus grand des hasards, ils viennent de se retrouver. A quelques heures de cette cérémonie.

Et puis, c'est l'accident collectif, l'horreur pour toutes et tous : l'attentat.
Scott a fourni un énorme  travail de documentation quand à la mise en place des secours. On ressort de la première partie, secoués et parce qu'il s'agit d'un sujet très à vif pour nous tous en ce moment, et parce qu'elle a posé chaque personne à sa place, parce qu'elle a construit de toute pièce sous nos yeux effarés, la fourmilière des secours. Et c'est si précis, que tout résonne, Bataclan et Charlie, tout résonne.

Et puis, après CA, après CA, quoi ? Je vous le demande et Ann Scott bien mieux que moi ! Une errance, une solitude qui n'ont d'égales que l'instant de chaos collectif qui vient de se produire, une douleur à se cogner la tête contre les murs de cette société malade du spectacle, du show à tout prix, cette société coquille-vide-obèse.

"Du quinzième étage, l'horizon était incendié de grosses traînées presque rouge vif sous le vaste ciel bleu marine, brûlante, et elle songeait que finalement, sa vraie force face à sa solitude continuelle n'était pas de supporter de se coucher et de se réveiller seule tout l'année; c'était d'encaisser seule la violence presque insoutenable de cette splendeur dévorante, même si Jeff se tenait à côté d'elle, parce que faute de savoir si ce miracle de l'avoir retrouvé allait durer, elle ne pouvait pas se permettre de commencer à partager des émotions qui feraient se sentir à deux"

Alors sous la plume acérée et coup de poing d'Ann Scott on passe de l'infiniment Nous à l'infiniment Je. Du tout dehors au tout dedans. Comme dans une chanson de Bowie, comme si on otait des couches et des couches de vêtements, pour ne trouver alors que des fantômes de mères toxiques, des échos de mort voulues et données, des deuils à traîner comme autant de cadavres dans une mémoire collective.

Et elle vient nous cueillir à la fin, sur des revendications signées que l'on n'attendait pas, mais alors pas du tout, bien loin de celles de notre époque, et elle vient nous surprendre à la fin, sur des voix qui sortent du coma pour annoncer ce que l'on attendait plus. Et on referme le livre hagard, comme on sortirait d'une salle obscure après avoir vu un grand et bon film.



01/05/2017

ANARCHIE AU ROYAUME-UNI de Nick Cohn

Dans la postface dont il s'est fendu pour la réédition de ce livre, écrit il y a presque 20 ans, Nick Cohn conclut par ses mots, justement pesés et qui nous arrivent fort à propos: allez vous faire foutre.

Pourquoi en est-on arrivé là, me demanderez-vous ? C'est ce que Anarchie au Royaume-Uni vous explique, 460 pages durant, et dans un style qui vous prend, vous lecteur, pour un sac de frappe.

Lonely Planet pour taré, Guide du Routard pour fumeur de beuh,  Petit Futé à la ramasse, les mots vous manqueront, sûrement...  Ecrit juste au moment où ce grand socialiste de Tony Blair finissait de passer le peuple britannique  à la concasseuse néolibérale, voilà un bouquin dont vous pourrez prendre note, en attendant qu'il devienne une de vos références sur l'étagère Histoire de France de votre librairie préférée, dans bientôt vingt ans. Blair était au pouvoir et Thatcher pas encore morte. 

Ce que fait Nick Cohn ? Il emballe quelques affaires, se laisse traîner par sa grande copine Mary, avide de sensations fortes et de nouvelles rencontres (et de nouvelles substances), avec pour mot d'ordre d'aller taper la discute avec tout ce qui se trouve dans le caniveau. Ou à poil dans les squats sordides des quatre coins de sa Majesté. En morceaux dans les logements sociaux du Pays de Galles. Du Yorkshire. D'Irlande du Nord.  Et des Highlands. Ou simplement oublié dans un cottage du fin fond de nulle part, petits vieux et petites gens qui ne savent pas se connecter, ne savent plus où ils sont.

On n'a jamais autant bu, autant gobé de poppers, s'être autant fait de tatouages idiots, pété autant de dents, effilé autant de bas résille que dans ce livre-Angleterre-là. Et sous la pluie... 

Que vous soyez le dernier des trav', ou cette pauvre fille en talons aiguilles qui cherche à regagner son taudis sous les bourrasques, en espérant qu'il reste quelques biscuits et de la soupe en brick pour vos gamins, que vous soyez revivaliste chrétien, motard ultra-nationaliste à croix gravée sur le front (mais pas raciste,  ça non), pakistanais de la deuxième génération prêt à régler ça à coups de chaînes avec les skins du quartier, militant indépendantiste écossais ou simple fumeur de ganja, vous n'aurez rien. De la rancœur peut-être...

Journaliste gonzo à tête froide mais à la plume acerbe, Nick Cohn a pris note, et ce qu'il a vu en 1999 n'est plus. Plus rien. Un grand vide. 

Margaret, John Major, Tony, Cameron, Theresa May, quelques autres et puis voilà. This was England...
"Ce monde est en ruine. Chez les personnes âgées, beaucoup vivent dans une pauvreté abjecte. Ma fille travaille pour les services sociaux de Manchester, et parle de clients qui ont plus de 80 ou 90 ans, qui se nourrissent de pâtée pour chiens et réparent leurs vitres cassées  avec du ruban adhésif. (...) Leur vote (ceux qui ont voté pour le Brexit, Ndr) était largement symbolique: le geste stérile de gens que l'on avait systématiquement privés de leurs aspirations et presque de leurs voix. S'ils ne pouvaient plus parler d'espoir, au moins ils pouvaient dire: Allez vous faire foutre."

Nick Cohn est aussi l'auteur d'un article qui servit de base au film Saturday night fever, tout sauf une fête, un papier terrible sur la vie nocturne des rues de New York à la fin des années 70. Il est surtout celui qui a écrit ce grand bouquin sur la naissance du rock'n'roll, au titre qui résume absolument tout:

A woplopaloobop A lopbamboom.

Signé: RongeMaille