21/01/2017

LA DIFFÉRENCE INVISIBLE de Julie Dachez et Mademoiselle Caroline

Découvrez Marguerite, jeune trentenaire, jolie et intelligente, travaillant dans une grande entreprise et vivant en couple. A l'extérieur rien ne la distingue des autres pourtant elle est très différente (d'où le titre la différence invisible CQFD, c'est malin !) : elle n'aime pas le bruit et le monde, elle ne parle pas pour ne rien dire, elle aime avoir des habitudes et une routine fixe et surtout elle est totalement incomprise par son entourage et même parfois par elle même ! Suite à une grosse crise elle va faire des recherches calfeutrée chez elle avec ses chats et découvrir le syndrome d'Asperger. A partir du moment où un docteur (bienveillant) lui dira qu'elle est effectivement atteinte de cette forme d'autisme elle va enfin vivre sa vie comme bon lui semble car elle a compris que pour elle "c'est normal d'être anormale". Une libération et un soulagement qu'elle aura bien du mal à faire comprendre à son entourage, ce qui va d'ailleurs lui permettre de faire le ménage dans sa vie, adieu les amis bas du front, le boulot oppressant, le docteur obsédé par la dépression et le petit copain qui ne comprend rien.
Cette BD est très chouette car en plus d'apprendre plein de choses (dossier documentaire sur l'autisme) et surtout elle casse les stéréotypes du style les autistes sont des gens qui se bavent dessus en se tapant la tête contre un mur. Bonjour ! On est au vingt-et-unième siècle et l'ouverture d'esprit n'est pas une fracture du crâne, ça va vous faire du bien. J'ai trouvé super intéressant l'utilisation des couleurs, presque tout est gris au début sauf les "agressions" du quotidien subies par Marguerite qui sont en rouge et au fur et à mesure qu'elle se libère les couleurs apparaissent, c'est beau... 
Cette BD est un beau message d'espoir et de force, ça sent le vécu.
D'ailleurs Marguerite c'est un peu beaucoup l'auteure Julie Dachez, elle même atteinte du syndrome d'Asperger et qui raconte son quotidien sur son blog émoi, émoi et moi. Elle est également docteure en psychologie sociale et étudie énormément l'autisme (surprenant non ?!).
Pour illustrer son histoire Mademoiselle Caroline, de son vrai nom Caroline Capodanno, blogueuse également. Elle est à la fois illustratrice, graphiste et auteure de BD.


Signé :

20/01/2017

ATTACHEMENT FÉROCE de Vivian Gornick

Avec une douceur extrême Vivian Gornick va nous offrir une histoire d'amour incroyable : celle d'une mère et d'une fille. En arpentant les rues de New York avec elles, on va être le témoin privilégié de leurs secrets intimes, de leurs pensées, de leur rage, de leur haine, de cet amour infini qui se joue des silences. L'inaptitude de l'une à offrir la tendresse que l'autre attend pour pouvoir grandir, l'aptitude de l'autre à se lover dans la solitude et la souffrance de l'une. 
Ces deux femmes sont d'une beauté infinie: elles ressemblent à chaque mère, à chaque fille. J'ai eu une pensée émue pour la mienne à la lecture, une pensée émue pour nos rendez-vous manqués et nos différences, mais aussi nos simples ressemblances, nos rires, nos mains, et grandissant, les actes de tendresse partagée. 
C'est beau comme la vie ce roman. C'est un hymne d'Amour à notre première terre d'accueil. Avec humour souvent, avec force et douceur, j'ai vu défiler ma propre vie. Et là, en vous écrivant, j'ai le visage et le sourire de ma mère devant les yeux. 

 Ce livre est magique !
Signé Mère Grand

09/01/2017

UNE ACTIVITE RESPECTABLE de Julia Kerninon

Quand à quelques heures prés, tu reçois un sms de ton copain libraire avec la photo du dernier roman de Julia Kerninon, et puis qu'une connaissance s'arrête dans la rue, tape à la vitre du café dans lequel tu es, et sors de son sac, depuis derrière la vitre, le même dernier roman de Julia Kerninon avec un sourire entendu, tu te dis que tout n'est pas complètement foutu. 

Alors, tu le procures et puis tu attends LE moment pour ouvrir une activité respectable.
Tu l'as tenu entre tes mains, tu l'as jaugé, défié (tiendras tu tes promesses ?), tu lui as tourné autour, tu as repéré en un clin d’œil qu'il est très court (60 pages), tu sais exactement combien de temps il te faut pour lire 60 pages......
Toutes les portes sont fermées, la nuit est tombée, ton téléphone est débranché, il est là LE bon moment.

Dès les premières lignes, tu sais. Tu sais que tu vas être envoyée dans les cordes de la manière la plus grande qui soit.

Avec Buvard, Kerninon t'avait fait passer deux nuits blanches, en apnée entre une écrivain diva, fatale, à la limite du toxique, écorchée s'il en est et un journaliste, jeune frêle et fort tout à la fois, à l'enfance saccagée, fan absolu de l'écrivain. Kerninon du bout de sa plume, t'avait offert de l'épique, de l’Arcade Fire en intraveineuse, ou du Dolan sous perf.

Un peu plus tard, elle t'avait trimbalée à Budapest avec Le dernier amour d'Attila Kiss, et posée, comme un vieux sac entre Attila et Théodora et là, du haut de ses 30 petits balais, elle t'avait expliqué que l'amour, cette rencontre, peut avoir ses stratégies, ses déploiements, et comment tout peut être historiquement et culturellement compliqué entre les deux protagonistes. 

Dans une activité respectable - sans lettre majuscule- Julia Kerninon court dans les couloirs de sa mémoire. Comme une petite fille dévalerait les escaliers d'une très vieille maison. Elle fait apparaître sous nos yeux, la naissance de l'écrivain. Tout est fiction, tout est réel. Tout est souvenir, tout est hors du réel. Vertige.
Nous voilà présentés aux parents, à la sœur, aux grand-mères éblouissantes, pour un peu on  les reconnaîtrait dans la rue à présent.
Kerninon construit son texte comme une progression chronologique, qui repose sur de très courts "chapitres". Tous correspondent à une étape de la fabrication de l'auteur. Elle y traite de l'importance du terreau - ou pas - de la fascination pour la culture américaine de ses parents, du fait de parler plusieurs langues, et de leur amour pour la lecture.

Et ce qu'il reste ce sont ces phrases feux d'artifice, à l'effet long et surpuissant.
Des phrases longues comme des couloirs de très vieilles maisons qui deviennent immenses dés lors qu'elles sont projetées par la mémoire de l'enfance, puis des phrases plus courtes, comme un coup de poing contre un mûr donné par la rage de l'adolescence.

Elle nous fait passer de la petite fille têtue, à la jeune femme folle d'ivresse face à la découverte de son être au monde - l'écriture- 
elle traîne puis virevolte, 
elle convoque nos enfances, et fait écho aux révolutions des premières fois
et nous laisse ko, les épidermes retournés les yeux fermés face à nos propres portes closes. Face à nos portes ouvertes.

"Maintenant, mes livres sur des étagères de librairies paraissent logiques, évidents, on peut s'en servir pour justifier tous mes manquements, mais je me rappelle du moment où mes failles n'avaient pas encore d'explication, où il était possible qu'elles n'en aient jamais, et que je reste pour toujours à la porte de ce qui est important".


Il n'est pas de hasard. Non, il n'est pas de hasard.



06/01/2017

MANUEL A L'USAGE DES FEMMES DE MENAGE de Lucia Berlin


Il est temps pour  tout le monde de sortir de la torpeur postprandiale et festive du Nouvel An et de retourner vers son libraire préféré car là, attention, l'année va démarrer avec une déflagration d'une ampleur maximale. On a l'habitude de dire que la littérature américaine est une sorte de puits sans fond dans lequel les éditeurs vont puiser tant qu'ils peuvent pour en extirper perle après perle, mais c'est vrai. On ne peut plus vrai.

Nouvelle preuve, s'il en fallait, de cette hyper-florescence à nulle autre pareille, Jean Mattern, tout nouvel éditeur de la maison Grasset et frais transfuge de la maison-d'en-face, Gallimard, nous balance ce Manuel à l'usage des femmes de ménage d'une illustre inconnue, et foi de RongeMaille qui en a lu plein d'autres, vous allez en rester à genoux.

Lucia Berlin nous a quitté en 2004 et même si pour elle, la gloire fut post-mortem ou à peu près (comme très souvent avec les plus grandes), il n'est jamais trop tard pour bien faire. Pour ça, il faudrait vous imaginer une Alice Munro qui serait un peu sortie de chez elle, aurait eu son moment Bukowski, picole, dope et mauvais garçons, ainsi qu' une longue période femme au foyer avec mari absent, aurait vécu mille vies, quatre mariages, plein d'enterrements, une existence en trajectoire de yoyo. Cette femme, en plus d'avoir les plus beaux yeux de la littérature mondiale, était ce que le féminin avait à répondre de plus merveilleux à la perfection du style de Raymond Carver.

Alors ce livre, c'est quoi ?... Un recueil de nouvelles qui n'en est pas un, plutôt le rapport d'une vie, déconstruite sous forme de saynètes dans lesquelles Lucia se raconte, elle et les siens, dans sa jeunesse, dans sa vieillesse, au lavomatic d'en face, en petit fille modèle, en épouse de camé à Tijuana, en infirmière parfaitement bilingue, en femme de ménage curieuse de la vie des autres, en professeur d'espagnol dans des lycées difficiles, en alcoolique faisant la queue en pyjama et bigoudis à l'ouverture du liquor-store du coin,  en compagnie d' ivrognes sympathiques et serviables, en vieille dame malade traînant sa bombe à oxygène derrière elle dans son mobil-home, toute seule, en femme amoureuse, trahie, toujours portée par une attention à ce que font, à ce que sont les autres.

Car un don d'observation comme celui-là, une pareille facilité à vous faire entrer dans une histoire en trois secondes et deux dixièmes, c'est rare:

"La plupart du temps, ça ne m'embête pas de vieillir."

"Aux urgences, on n'entend jamais les sirènes."

"Carlotta émergea, durant la quatrième semaine de pluie d'octobre consécutive, dans le service de désintoxication du Comté."

"- Maman voyait tout, disait ma sœur. C'était une sorcière."

"Il m'a plu tout de suite, rien qu'en parlant avec lui au téléphone."

Et pas une seule n'est semblable aux autres. Il y a des merveilles de deux pages à peine comme Mon jockey:

  "Combattants du feu et jockeys. Ils atterrissent toujours aux urgences..."

où Lucia nous fait part de son émoi de femme face à cet homme 

"...aussi petit qu'un bambin mais costaud, tout en muscles. Un homme sur mes genoux."

 des histoires qui semblent se répéter mais vous racontent autre chose à chaque fois. Toute une vie bien remplie, en somme, et racontée comme ça vient.

On ne peut pas prétendre qu'il s'agit là juste d'un recueil de nouvelles, ce serait trop simple. Et s'il faut parler d'auto-fiction, puisque Lucia Berlin y raconte ici sa vie en morceaux, alors il faut savoir lire comment cet art de la narration à la première personne adopte soudain des formes inédites. Ainsi dans la nouvelle intitulée Mijito, qui raconte le parcours horrible d'une jeune maman mexicaine analphabète, paumée à Oakland, le point de vue change soudain et c'est une infirmière qui prend la narration en charge: c'est elle, Lucia Berlin qui raconte, et vous serre le cœur comme un éponge.

Plus loin dans Ici, c'est samedi, texte étrange qu'il faut pouvoir lire deux fois pour en saisir toutes les subtilités, on ne comprend pas ce qui se passe quand, pareil, on comprend où elle est: cette professeur d'écriture aux cheveux blancs qui enseigne dans une prison du Comté  l'art de raconter des histoires à des repris de justice, des prostituées, des camés, des voleurs: c'est elle ! Lucia à qui un des prisonniers reproche de faire du favoritisme à l'égard de l'un deux:

"- Je n'ai pas de chouchou, répond-elle. J'ai quatre fils. J'ai un rapport différent avec chacun. C'est pareil avec vous."

Et on jubile de l'avoir repérée dans cette nouvelle où, soudain, on ne la voyait plus. 

Mes très chères sœurs, mes très chers frères, quel gâchis que vous passiez à côté de ce pur miracle, tout près de cette femme qui s'est donnée sans compter à ses amours, à ses enfants et à tous les siens comme elle a donné à l'écriture tout ce qu'elle avait, sans illusion ni espoir de retour.

Sans blague, cela vous est-il déjà arrivé de tomber amoureux d'un écrivain ? 

Avez-vous bien regardé ses yeux ?

Signé: RongeMaille