05/12/2016

L'ALMANACH DES REFRACTAIRES d'Evelyne Pieiller


Eh oui, ça sent le sapin ! Voici l'heure de se triturer les méninges à la recherche du cadeau parfait et inattendu que vous êtes à peu près sûr d'être le ou la seul(e) à avoir repéré sur les tables bondées de votre libraire préféré. Et que diriez-vous d'un almanach littéraire, pour changer ? Au lieu du rituel calendrier Pompiers & Chatons ou des douze toiles mensuelles d'Edward Hopper à moins que ce soit Van Gogh, ou Munch, qui déprimeront votre cuisine chaque jour de l'année... Et pourquoi pas en lieu et place de l'infernal Almanach Vermot et de ces joyeuses blagues de carabin, que pensez-vous d'un almanach fantaisie et érudit qui vous en apprendra plus sur  notre monde que la totalité des numéros du Point de l'année écoulée ? 

C'est à Evelyne Pieillier, journaliste et femme de lettres, passionnée de littérature, d'histoire et de rock'n'roll que l'on doit ce objet en tout point insolite, un livre que vous finirez par laisser sur un coin de commode, de table de nuit, voire en compagnie de vos livres de cuisine, et que vous vous surprendrez à parcourir au hasard de ces moments égarés que les braves gens appellent: temps perdu. Découpé en fines tranches disgressives ("Les disgressions ont le charme des départementales: elles vont moins vite que l'autoroute, mais on voit beaucoup mieux le paysage" écrit-elle d'ailleurs quelque part), L'almanach des réfractaires se décompose évidemment en mois (il y a des règles, tout de même), mais aussi en rubriques aux dénominations intrigantes (Leçon de désobéissance, For members only, La vie qui va, Lumières, bistrots et terrains vagues ou encore une délicieuse Minute méditative qui vous plonge effectivement dans des puits de réflexion - ou d'abattement - sans retour). 

Qu'est-ce qu'un almanach ? Les dictionnaires nous expliquent qu'il s'agit d'une publication annuelle contenant des renseignements divers. C'est tout ? Autrement dit, ne tient-on pas ici la forme littéraire la plus libre qui soit, ou du moins parmi les moins astreignantes, où chacun peut laisser libre expression à ces humeurs comme à ses connaissances ? Evelyne Pieiller a beau nous parler ici de Jacques Cartier, Giordano Bruno ou Théophile de Viau, des troquets de Montmartre ou de la Cour des Miracles, des testaments de Stendhal comme des humeurs de Cézanne, des sensations vécues lors d'un concert de rock ou d'une horrible note émanant de la Préfecture de Paris juste après la rafle du Vel'd'Hiv, rien ne parvient à masquer la personnalité véritable de l'auteur qui aura rassemblé tout ça au petit bonheur, la chance. 

Evelyne , on vous aura donc devinée: l'érudite et grande lectrice qui se présente sous les pages de ce joli volume (faut-il encore le dire, les éditions Finitude fournissent toujours un travail d'édition soigné) nous sera donc finalement plus proche, plus vraie que n'importe quelle auteur auto-fictionnée qui nous raconterait ses malheurs, ses bonheurs, ses amours, ses tralalas, ses tralalères. Et si, dans les chroniques intitulées La vie qui va (extraits), l'auteur se livre un peu, quand même, mais par touches infimes, c'est pour mieux exercer son art de la litote et de l'esquive. Un léger soupir par ci, un triste sourire par là, ajoutés à tout ce qu'elle aime, à ces instants de la grande ou de la petite Histoire qui la touchent ou lui posent question, à toutes ces admirations artistiques, et on obtiendra une sorte de portrait chinois que tout lecteur attentif se prendra vite en affection.

Qu'Evelyne Pieiller soit une auteur, cela ne fait pas l'ombre d'un doute. Il suffit de la lire pour se rendre compte de quel acabit est la dame, ainsi que sa prose:

"Il n'y a pas de quoi se vanter, d'écrire. C'est comme être monogame."

Belle plume, belle âme et grande journaliste: on pouvait la lire le mois dernier encore dans les colonnes du Monde Diplomatique dans un article très fort sur les ultranationalistes en Hongrie.

Merci à Evelyne Pieiller de ne pas oublier nos petits souliers l'année prochaine, car on aura alors encore plus besoin de consolation qu'aujourd'hui, je le sens, je le sais. 


Signé: RongeMaille

30/11/2016

" LE CINEMA FRANCAIS, C 'EST DE LA MERDE !"

Ladies and gentlemen, l'Oscar de la couverture de livre la plus moche de l'année revient haut la main aux aventureuses éditions Distorsion pour ce formidable bouquin qui référence pas moins de 75 films bien d'cheu nous qu'un sentiment d'infériorité fort dommageable et bien national a remisé, à tort, bien loin derrière les films cultes anglo-saxons. C'est tout juste si on osera vous la montrer, cette couverture, tellement elle pique les yeux.

Idem pour la mise-en-page qui nous gratifie de textes jaunes sur fond marron, rouges sur fond noir, sur fond jaune, blancs sur fond vert, comme autant de milk-shakes bourrés de colorants que même les plus sales gosses auront du mal à finir. Mais non, on exagère, car ce livre d'experts pour cinéphiles à peine déviants est peut-être LE livre que tout cinéphile français (oui, monsieur: fran-çais !), attendait du fond de sa tanière. Un livre qui ne remise personne au placard, ni ceux de la Nouvelle Vague, ni ceux de l'avant-guerre, mais avec pour seul parti-pris de mettre sur la même ligne d'arrivée Truffaut, Resnais, Robert Benayoun aussi bien que José Benazeraf, (alias le Godard de Pigalle) et même Walerian Borowczyk et Laurent Baffie (si, si).

"Le cinéma français, c'est de la merde !" nous prouve tout simplement que nous avions raison d'aimer envers et contre tous Les Spécialistes de Patrice Leconte, notre Butch Cassidy & le Kid à nous, avec Lanvin et Giraudeau, nos Redford et Newman pour l' éternité. Que nous n'étions pas les seuls à garder un souvenir tourneboulé de Rue barbare et de la très méchante scène de castagne finale, et que M6 et W9 ont raison de diffuser deux fois par an Coup de tête avec Patrick Dewaere en footballeur revanchard, car on le regarde à chaque fois... et jusqu'au bout !

Ce livre d'amoureux du cinéma nous crie à chaque page tout en nous tenant tendrement la main: - Mais non, tu vois, tu n'es pas seul...

On pourra toujours chipoter sur tel ou tel film choisi, il n'empêche que la justesse des textes qui accompagne chaque film défendu, donne envie de retourner y voir et de reconsidérer quelques mauvais souvenirs (Assassin(s) de Kassovitz, Tir groupé de Messiaen, vous savez ce revenge-movie avec Gégé Lanvin en Bronson de Paname complètement vénère qui va mettre la misère aux bâtards qui ont fait du mal à sa Véronique Jeannot chérie, vous vous souvenez ?). De quoi retourner fissa dans son garage pour allez y retrouver son lecteur VHS, car parmi ces 75 pépites, gageons qu'il y en a certaines qui n'ont pas vu passer l'avènement du dvd...

Qui pour se souvenir de A coups de crosse de Vicente Aranda par exemple, petit polar furieux et saumâtre avec un Bruno Cremer royal en salopard onctueux, et la fatale Fanny Cottençon, une des plus belles paires de gambettes des années 80, dotée d'une voix à la fois agaçante et sexy, et aujourd'hui bien oubliée ? Et Mort un dimanche de pluie de Joël Santoni, d'après un roman génial de Joan Aiken avec Nicole Garcia et un Bacri pas encore screugneugneu, huis-clos digne d'un film noir américain, moins violent mais aussi tendu que le fameux Funny games de Haneke ? 

Et de ce film avec Alain Delon signé Serge Leroy, qui fit un bide lors de sa sortie et qui raconte comment un rôdeur va passer un très sale quart d'heure dans une maison occupée par des enfants livrés à eux-mêmes depuis que leur nounou trucidée les avait privés de télé ? Non, aucun souvenir ?

Ce livre est d'autant plus sympathique qu'il ne filera de complexes à personne: on y croise autant de films oubliés que de films célèbres (Les disparus de St-Agil, Les yeux sans visage, Le salaire de la peur, Tous les matins du monde sont là, il y a même un Belmondo), de vrais films-cultes peu diffusés (Paradis pour tous de Jessua, Themroc ou Une étrange affaire avec le grandissimo Piccoli), et on se surprend à compter: deux Serge Leroy, deux Alain Corneau, deux Jessua, deux Joel Séria, deux Patrice Leconte, deux Jérome Boivin (qui ça ???) deux Yves Boisset, trois Clouzot et... deux Philippe Labro !!!

Pas de Jean-Claude Brisseau, nul Mocky, pas de Jean-François Stévenin, tant pis. Poussière d'ange de Niermans et Neige de Juliet Berto non plus. On ne chipotera pas car, en sous-titre, on peut lire: premier round. Oh oui, vite, un deuxième !

En tout cas, RongeMaille le cinéphile s'est senti presque ému, voire tourneboulé par la présence de deux films qu'il se sentait à peu près le seul à avoir vu et à défendre envers et contre tous, pauvre prêcheur égaré dans un désert sans horizon, son bâton de vérité à la main, et dont même les reptiles et les insectes se détournaient en riant: ainsi, Christophe Chenallet y parle de L'homme qui voulait savoir de George Sluizer, incroyable thriller dans lequel un Bernard-Pierre Donnadieu royal (ce comédien trapu au jeu raffiné qui fut aussi l'inoubliable Hagen de Rue barbare, qui y trépassait coup-de-boulé par Giraudeau) incarne un tueur narquois qui ne veut pas dire à ce touriste flamand égaré en terre gardoise où il lui a planqué sa femme. Brrr...

Ainsi, Virgile Iscan nous fait partager sa passion pour le film le plus méconnu de Bruno Dumont, Twenty-nine Palms, qualifié ici et à juste titre de "plus grand film d'horreur jamais réalisé en France". C'était donc bien avant que le cinéaste du ch'Nord nous fasse bien marrer avec ses histoires de policiers qui ont des drôles de têtes et font de drôles de bruits. Un film des plus horribles, vraiment: une heure trente d'emmerdement maximal dans le désert californien, à la Antonioni période Désert rouge, tout juste ponctué par quelques scènes de sexe fort peu glamour, à la Dumont, pour en arriver à... à... oh bon dieu, c'est irracontable.

Voilà. Ceci est, lecteur,

Un bouquin écrit par PLEIN DE GENS illustré par d'AUTRES (ou parfois les MÊMES) sous la coordination d'un GARS.
Comme le signale fort justement l'intro, et c'est le livre de cinéma le plus roboratif, le plus décontracté, le plus décomplexé, le plus mieux que tu pourras lire avant longtemps.

Pour ta peine, voici la couv' du livre (je t'avais prévenu).
Signé: RongeMaille


29/11/2016

LA SAINTE FAMILLE de Florence Seyvos

En refermant ce roman, je me suis dit : "Quel miracle mon dieu, quel miracle". 
J'en réfère à Dieu eu égard le titre, qu'on me pardonne.

Je me suis dit, voilà un roman qui vient de me rappeler le fait que l'enfance est le pays de la solitude absolue, le pays, dont aucun adulte ne parle la langue, et je me suis rendue compte que pour réaliser cela à la lecture d'un roman il faut que ce soit un enfant qui raconte.

Or ça, on le sait, ça n'existe pas, ça n'existe pas, comme dirait l'autre.

Sauf que vous m'avez vue arriver avec mes gros sabots, Florence Seyvos a eu le grand talent, la folle justesse d'approcher au plus prés, de l'infiltrer ce pays-là,  et que l'espace de ces pages, j'ai oublié : Florence Seyvos est bel et bien une adulte.

J'espère ne pas avoir à vous convaincre, elle n'a dieu merci pas essayer de se mettre à la place de. Mon dieu (encore lui !), non.
Elle a travaillé de sa plume, le souvenir. La texture du souvenir, ses contours, sa lumière et ses ombres. 

La sainte famille (éditions de l'Olivier) nous met face à Suzanne et Thomas son petit frère. Ensemble, ils vont le traverser ensemble ce pays-là. Je le précise parce que cela ne va pas de soi avec la fratrie.
Leur lien a eux fut très fort.
C'est Suzanne qui raconte sur la grande majorité des chapitres. Elle raconte, les adultes, les autres enfants, la mère, le père, la grand-mère, les vacances, l'oncle inquiétant, la cousine tyrannique, l’instituteur barbare...
L'été, l'hiver, le quotidien et les vacances.
Suzanne raconte la douceur de la solitude, la force de la complétude, et le fait que grandir, c'est à peu prés accepter de la perdre, cette complétude. Le lien avec Thomas est parfait dans l'enfance. Le lien avec cette grand tante que l'on dirait simple d'esprit l'est tout autant. Cette grand-tante magnifique dans sa façon de vivre la vie sans filtre, seule, aussi seule que les enfants. Incapable de montrer ses sentiments mais pour laquelle Suzanne et Thomas représentent absolument toute l'essence de sa propre vie.
Suzanne se souvient de ses scènes, de ces instants où les autres, celles et ceux qui ne sont ni Thomas, ni la grand-tante, imposent, violentent, font intrusion dans leur bulle. La casse pour toujours. Les font grandir pas toujours quand eux l'auraient décidé.

Et là, bing, Florence Seyvos nous parle forcément à nous et de nous.
Comment ne pas instantanément se retrouver au cœur de l'un de ces instants vécus au milieu des adultes, de leurs mots entendus, pas compris, blessants comme des couteaux trop aiguisés, fascinants parce qu'obscènes ? Ou de ces autres enfants plus grands, plus abîmés, moins innocents ?

La sainte famille c'est aussi l'observation si juste du lien qui était la racine, la force, puis qui se délite, et fini par se transformer.
C'est le regard tiraillé de cette enfant sur la religion, que lui impose une famille inscrite dans cette croyance. Le regard qui questionne, observe, hait ou adore. Ou les deux à la fois.

La violence des autres vient nous cueillir là où jamais on ne l'attend. La violence de Suzanne nous tombe dessus, comme un couperet tomberait. Et puis, on la reconnait, on baisse les yeux, on souffle après la tension, mais oui, bien sûr qu'on la reconnait cette violence absorbée, dont un jour où l'autre sans même que l'on y pense on finit par être obligée de la vomir.

A l'heure où il va pas falloir trop tarder à retourner auprès de la Famille, ou autour d'une bûche, de guirlandes et autres fanfreluches, je ne saurai que trop vous recommander ce magnifique roman. Vraiment.

01/11/2016

LE PROBLEME AVEC LES FEMMES de Jacky Fleming

Le problème avec les femmes de Jacky Fleming est un excellent petit livre illustré qui vous fera à coup sûr rire...jaune. Un condensé de second degré mordant qui s'emploie à démonter les postulats de grands penseurs comme Darwin ou Schopenhauer sur les femmes.

Parlons d'abord un peu de l'auteure-illustratrice, l'anglaise Jacky Fleming. La petite Jacky est d'abord allée dans une école pour filles avant de découvrir à la fac, la liberté, le féminisme et l'art ! A partir de 1978 ses dessins apparaissent dans tous les grands journaux anglais. Son premier dessin édité est pour la couverture du centre de la revue féministe.

Avant tout il faut que vous sachiez que si on ne voit jamais de femme dans les livres d'Histoire c'est qu'avant elles n'existaient pas. LOGIQUE ! et ensuite quand on les a inventées elles sont directement allées dans la poubelle de l'Histoire car elles avaient une toute petite tête qui ne leur permettait pas grand chose à part des points de croix (et encore pas plus de 30). Ensuite comme l'ont démontré de grands génies (des hommes CQFD) si les femmes étudiaient, malgré tout, elles courraient le risque de perdre leurs cheveux, voir leur poitrine se flétrir, d'avoir une barbe et de faire des enfants tout ratatinés ! Ce ne sont pas les seuls risques que courent les femmes qui veulent s'échapper de la sphère familiale, par exemple si elles font du vélo elles ne pourront plus avoir d'enfant et en plus elles auront des jambes d'hommes qui ruineront leur vie sexuelle. Et je ne vous parle même pas des jupes culottes fort pratiques pour le vélo mais qui rendent lesbienne ! Non vraiment il vaut mieux que les femmes restent à la maison sans trop rien faire à part applaudir leur mari et faire de la broderie, c'est plus prudent !
Vous découvrirez aussi quelques femmes dont la petite tête et les faibles mains n'ont pas empêchées de faire des choses extraordinaires. La marquise du Chatelet (1706-1749) mathématicienne, femme de lettres et physicienne française, Eliza Grier (1864-1902) née esclave elle devient la première afro-américaine à pratiquer la médecine en Géorgie. Marianne North (1830-1890) célèbre naturaliste et illustratrice botanique anglaise. Et tant d'autres encore, alors soyez curieux et ouvrez en grand la poubelle de l'Histoire !
Il semblerait qu'un vent de féminisme souffle sur le Triangle Masqué !


signé : 

19/10/2016

LETTRE AU DERNIER GRAND PINGOUIN

Il n'y a pas bien longtemps, une de nos éphémères gloires nationales s'affichait sur les réseaux sociaux, en compagnie de bons amis, en train de poser, hilares, auprès de quelques grosses bêtes abattues par ses soins (et à distance semble-t-il,  car figure parmi ses trophées un ours de belle taille). Ce grand ami de la vie sauvage et des activités de plein air, qui fut en son temps champion olympique de ski alpin et, plus tard, plusieurs fois participant à cet autre grand rallye écolo que fut le Paris-Dakar (500 connards sur la ligne de départ... comme chantait l'autre énervant), a depuis voulu tout effacer mais, comme on le sait, une fois pris dans la Toile, difficile de s'en tirer à si bon compte. 

 Alors bon, me direz-vous, il y en a d'autres de ces candidats raisonnablement friqués qui peuvent se permettre d'aller chasser le grand fauve en Afrique sans plus se soucier du qu'en dira-t-on, et encore moins des quotas de chasse car, faut-il le rappeler, nous sommes dans un monde où tout se paie. Et, crénom, si on possède tout cet argent, c'est qu'on l'a bien mérité. Ce grand champion, ce héros, que nous appellerons Grosluc (large torse, visage tanné par le soleil, barbe bien taillée, sourire tout en dents blanches, gros cuissots), aurait pu être un des deux sinistres personnages qui ouvrent l'essai de Jean-Luc Porquet. 

On y vit les dernières heures du dernier couple de grands pingouins sur l'île d'Eldey, en 1844, lorsque quelques islandais y débarquent afin de les zigouiller pour deux taxidermistes de leurs clients. La tâche n'est pas trop ardue, le grand pingouin étant un pataud des glaces assez froussard et peu agressif (attention à son grand bec, quand même), et se contentent de les étrangler. Pas de trou, pas de tâche, du travail de pro. En repartant, bien sûr, l'un d'eux marche sur le dernier œuf de grand pingouin que la femelle couvait. Voilà, c'est terminé, une espèce en moins. 

 Lettre au dernier grand pingouin est effectivement un exercice épistolaire puisque l'auteur, tout au long de l'ouvrage, s'adressera à lui sur le ton navré de celui qui sait que cela a du être dur, et qui, en plus, sait parfaitement ce que l'Humanité a fait subir, depuis la grande révolution industrielle de la fin du XIX° siècle, au reste du règne animal. Jean-Luc Porquet n'est rien de moins qu'une des grandes plumes du Canard Enchaîné, spécialisé dans les problèmes d'écologie et d'environnement (entre autres) et sait donc de quoi il parle. Se décrivant lui-même comme un archiviste compulsif, découpant dans la presse tout ce qu'il trouve sur telle espèce en voie d'extinction, sur telle catastrophe environnementale et ses conséquences sur les milieux naturels, il n'hésite pas à dégainer foultitudes de chiffres qui finissent de plonger le lecteur dans les affres de la honte la plus sincère. 

Car ce que raconte cet essai, ça n'est rien d'autre que le début de notre fin. A ceux qui contestent aujourd'hui ces théories catastrophistes, épaulés par des scientifiques eux-mêmes rémunérés par les industries pétrochimiques, il envoie quelques pics sévères :

 « Tout comme il est aujourd'hui impossible, malgré Claude Allègre et l'activisme des lobbies industriels, de nier la responsabilité de l'homme dans le réchauffement climatique, il sera bientôt impossible de nier qu'il est le principal auteur de la sixième extinction en cours ». 

On commence à parler d'ère anthropocène pour qualifier les millénaires sur lesquels nous régnons. Bravo à nous. Au Canard, on a la gâchette facile mais on sait de quoi on parle. Dans cette lettre peu consolatrice (tu vois pépère, tu n'es pas le seul à t'être fait décaniller comme un malpropre) à cet animal disgracieux mais qui fait toujours rire les enfants (leurs dépouilles rencontrent de francs succès dans les muséums d'histoire naturelle), et si on est juste atterrés par ce que nous infligeons aux autres espèces aussi bien qu'à nous-mêmes (attendez de voir, pour les abeilles...), on est tout aussi surpris par le calme avec lequel Porquet égrène son chapelet mortuaire. Car on comprend assez vite, avec lui, que la partie est jouée depuis des lustres et qu'à moins d'un brusque serrage de frein à main... mais ça n'arrivera jamais. 

Tout juste entrevoit-on lorsqu'il parle de Paul Watson, flibustier écologiste de Sea Shepard qui n'hésita pas à couler un baleinier pour faire respecter quelque accord international sur lequel les industriels n'hésitent à s'asseoir, une admiration sincère et une envie d'aller en découdre avec tous les Grosluc de la Terre. Dans son génial et drôlissime Gang de la clef à molette, le romancier Edward Abbey avait imaginé une sympathique bande d'énervés bourrés d'imagination faisant sauter les caterpillars sur les chantiers de construction de grands barrages, des hommes et des femmes prêts à tout pour qu'aucun banquier, aucun industriel, aucune armée ne vienne massacrer les grands espaces vierges des Etats-Unis. Il est peut-être tard pour s'y mettre, mais il serait temps... 

Oui, Grosluc a le droit de buter un grizzly avec son fusil à lunette gros calibre, c'est en effet moins dur, pour plaire aux filles, qu'un corps à corps au couteau Rambo avec ces grosses bêtes soupe-au-lait. La mer est à tout le monde, alors j'ai le droit de faire mon beurre avec tous ces poissons dedans. Mes pesticides sont bons pour la récolte du maïs et du soja, alors au diable ces abeilles, quoi, vous m'embêtez. 

Continuons comme ça, semble expliquer, navré, Jean-Luc Porquet au dernier grand pingouin dont il nous aura raconté la longue et douloureuse histoire. Dans le détail, c'est vrai que l'odyssée de cette espèce est horriblement triste et cruelle. Je vous laisse la découvrir, elle est incroyable. Ce n'est ni la seule, ni la plus terrible, et encore moins la dernière. 

La plus ridicule cependant, loin devant celle du Dodo de l'Ile de Pâques dont tout le monde s'est bien moqué, ce sera certainement la nôtre. Les grands maîtres incontestés de l'ère anthropocène, seul et unique instigateur de la sixième grande extinction des espèces (série en cours), ne survivront pas eux-mêmes à la catastrophe. Encore bravo à tous les Groslucs qui nous entourent. 

Et puis, si le grand pingouin, d'où il est, aura trouvé le moindre réconfort à la lecture de cette lettre bourrée d'affection pour lui et ses semblables... 


 Signé : Pingu 

Euh non, RongeMaille

06/10/2016

CULOTTEES de Pénélope Bagieu

GROS coup de cœur pour la BD Culottées des femmes qui ne font que ce qu'elles veulent de Pénélope Bagieu éditée chez Gallimard. Portraits hauts en couleurs de  15 femmes extraordinaires et pourtant peu connues. Déjà 2 tomes de parus et on en redemande !
Comment ne pas être touchée par ses héroïnes du quotidien. Des femmes d'hier et d'aujourd'hui qui savent ce qu'elles veulent et surtout qui se donnent les moyens de l'obtenir. Et ça... peu importe l'époque ça dérange ! Je ne vais pas vous dire que tout se termine bien pour ces sacrées bonnes-femmes, certaines vécurent presque 100 ans heureuses, libres et épanouies, d'autres ont fini au fond d'un ravin avant leurs 40 ans et d'autres encore sont toujours en vie et continuent de mener leur combat. Vous trouverez une vaste galerie de femmes : des guerrières, des meneuses, des artistes, des scientifiques, des originales, des courageuses, des généreuses, des passionnées, des femmes qui créent leur propre destin.

Ces courts portraits (3 ou 4 pages) résument succinctement l'enfance et les actions notables de  ces dames, donnant une folle envie d'en savoir plus sur chacune d'entre elles. D'ailleurs à chaque fois que je lisais un des portraits j'allais ensuite chercher des informations, des photos pour en savoir plus. Et pour celles que j'ai pu voir en photo (bizarrement aucune photo de l'impératrice chinoise du Ier siècle... c'est fou quand même !), je trouve que Pénélope Bagieu a admirablement bien croqué leurs traits et leurs singularités.
Chaque portrait se conclut par une très belle double page colorée qui détonne avec le style habituel de l'artiste et qui ajoute un charme certain à cette BD qui en est déjà rempli.
Voilà pour ceux qui avaient encore des doutes sur le talent de Pénélope Bagieu (et qui n'avaient donc pas lu sa dernière BD California Dreamin'), non ce n'est pas qu'une blogueuse qui raconte sa vie ou qui fait que des BD pour filles. BIM !

Je discuterai bien avec certaines de ses grandes dames autour d'un verre ou d'une tasse de thé !

Les culottées vont être adaptées en une série d'animation,30 épisodes de 3min, diffusée sur France 5. Affaire à suivre !


Signé : 

05/10/2016

MINNOW de James E. McTeer II

Minnow, - quel drôle de prénom, n'arrêtera-t-on pas de lui dire tout au long de sa folle aventure -, signifie à peu de chose près: petit poisson, menu fretin. Et ce qu'il va vivre tout au long de ce roman complètement fou va justement le confronter à son statut de petite chose. Nous voilà en Caroline du Sud, dans cette région bordée par l'Océan Atlantique où les gens de rien vivent dans des cabanes au bord de l'eau,  et ne vivent que de la pêche, s'ils en vivent... Cela se passe de nos jours, sans doute, mais leur dénuement est tel que cela pourrait se passer au siècle dernier, lors de la Grande Dépression par exemple, tant les marques d'une quelconque modernité sont absentes. Le père de Minnow est gravement malade, et ce gosse qui n'a peur de rien s'est juré de lui ramener le remède qui le sauvera.

Un pharmacien peu loquace va l'envoyer chez le fameux Docteur Crow. Lequel va l'expédier très loin dans les terres lugubres des Sea Islands à la recherche de Sorry Georges, descendant d'un sorcier vaudou responsable, il y a des années de cela, d'un terrible carnage : un de ses sorts maléfiques aurait tué plus de cinquante personnes. Sur sa tombe, Minnow devra soutirer quelque poudre magique et la rapporter chez lui.
Le périple de Minnow sera long. Il y croisera un chiot qu'il sauvera de gamins sadiques et deviendra sa mascotte, un alligator géant attendant là comme le gardien d'une frontière invisible, des chasseurs de nègres peu diserts, une tribu perdue au fin fond des marais qui semble vivre là comme à l'aube des temps, une horde de sangliers sauvages qui voudront sa peau, un guérisseur, des gens qui vont l'aider, le nourrir et le soigner. Avec comme point d'orgue un terrible ouragan, - Kathrina peut-être ou une de ses affreuses petites sœurs -, une vague immense qui saccagera absolument tout, le déluge et l'enfer. Les serpents se seront réfugiés dans les arbres, dont ils dégringoleront en grappes grouillantes, des chalutiers se retrouveront couchés sur le flanc au milieu des terres, des cadavres partout, pourrissant au soleil, dans l'eau croupie comme dans le flot des bras de mer qui encerclent les îles.

Quel livre ! Quel conte effarant, qui renvoie autant aux peurs primales qu'enchantaient les histoires cruelles des frères Grimm qu'aux plus terribles passages de l'Apocalypse. Nous sommes dans le Deep South, territoire pauvre et sauvage, imprégné de religion et de magie, de magnificence et d'horreurs sans nom. Minnow c'est un peu, bien sûr, Huckleberry Finn égaré en territoire vaudou mais dont les exploits ne seraient plus racontés par un illustre écrivain plein de verve et d'humour, porté par un amour certain du genre humain, mais par un narrateur effrayé lui-même par la puissance et le pouvoir de destruction de la nature. 

On pense beaucoup au Sud des bêtes sauvages, ce film de Behn Zeitlin qui nous montraient la (sur-)vie de gens peu ordinaires habitant, de nos jours, les bayous de Louisiane dans des conditions incroyables, loin de toute civilisation, ou à cet autre conte cruel filmé à hauteur de gosse par Jeff Nichols, Mud, dans lequel des gamins aventureux découvraient un bateau perché dans les arbres, sur une île déserte (ici, c'est le squelette d'un cheval accroché dans les branches qui sert de repère à un carrefour), intermède merveilleux pour aventuriers en herbe qui s'achevait là aussi dans le bruit et la fureur.

Autant Minnow est marqué par cette appartenance à une famille de grands romans américains, qui va de Mark Twain aux premiers romans de Truman Capote, en passant par Carson McCullers ou Flannery O'Connor, autrement dit à une certaine forme de roman d'apprentissage, autant il se démarque sans problème de cette glorieuse parenté par la force symbolique de ce périple qui ne craint jamais de se frotter au magique comme au merveilleux.

Voici donc le premier roman de James E. McTeer II, mesdames et messieurs, et il serait étonnant qu'on en reste là avec lui. Premier roman, coup de maître.

Signé: RongeMaille

27/09/2016

L'ORIGINE DU MONDE de Liv Strömquist


Je propose juste, mais alors juste que cette bande-dessinée, soit remboursée par la sécurité sociale ou alors distribuée gratuitement dans tous les foyers du monde.
Ce n’est quand même pas compliqué !
Pourquoi ?
Parce que je pense que cet ouvrage, signé par la suédoise Liv Strömquist , paru en France chez Rackham peut enfin, changer vraiment les choses.
Et en passant en plus par un procédé que je « sur-valide » la connaissance et le savoir.

Strömquist nous avait déjà en 2012, avec Les sentiments du prince Charles, bien aidé sur la compréhension des relations de couple. Surtout quand ces relations virent au compliqué, voire au glauque.
Ce n’était déjà pas rien. 

Mais là, cette sorcière héritière du mouvement punk et adepte du Do It Yourself (elle a quand même débuté sa carrière par l’autoédition) vient de franchir un cap supplémentaire.

 Elle se charge dans L’origine du monde (oui, oui c’est bien un clin d’œil au tableau de Courbet), d’expliquer par le menu –si vous me prêtez l’expression- le sexe de la femme (vulve, clitoris orgasme bouhhhh). Mais surtout, comment au fil du temps, les hommes (et elle nous montrera lesquels précisément), agités par bien trop d’énergie dont ils ne savaient quoi faire (bichettes),  se sont arrangés pour nous présenter  seulement une représentation fantasmée du sexe de la femme, et de sa sexualité.
Tout ça pour nous conduire (c'est Liv qui nous conduit là) à enfin nous autoriser (attention, ça va secouer) à accepter que la sexualité des femmes n’est donc pas exclusivement binaire.

Elle échappe au piège du document type « développement personnel axé fesses » en fournissant des dizaines d’éléments réels et historiques sur certains des hommes célèbres ayant contribué à la fabrique toxique de cette « propagande » qui n’a eu finalement comme seul résultat d’enfermer et de faire taire les désirs.
Celui des femmes, bien sûr, mais aussi à n'en pas douter des hommes.

Point de narration, mais des explications placardées (comme de la propagande, tiens tiens) accompagnées d’un trait épais et  minimaliste (je vous l’ai dit déjà : elle vient de chez les punks) soit en noir et blanc soit en couleurs.
En fait Strömquist  a eu le génie d’infiltrer la façon de faire de cette propagande, pour la retourner contre elle-même, et en la tenant bien haut au collet, et la dynamiter.
Elle fait feu de tout bois, si tant est qu’il soit (le bout de bois) historiquement vérifiable.
Elle est allée enquêter et nourrir son propos et nos espoirs, sur tous les fronts, école, religions, psychanalyse, art etc.

Liv Strömquist connait et maîtrise les effets du langage performatif.
Je le répète, elle l'utilise pour faire imploser un système patriarcal, qui depuis le cinquième siècle n'a de cesse de pousser à l'humiliation, la mutilation, la négation, de la femme, de son sexe et de sa sexualité.
Elle va jusqu'à évoquer -enfin- la question des règles, vous savez bien cette affaire qui n'existe pas, ou alors si quand elle existe, est juste l'équivalent du fait de se raser tous les matins pour un homme (moui moui moui) !
 Bref, en refermant cet ouvrage, on chanterait bien "libéréeeee, délivréeeeee", ah mais, non, pardon c'était une blague de mauvais goût.
On se contentera d'envoyer de toutes nos forces un immense merci à madame Liv Strömquist.






Signé : 

21/09/2016

LOUIS SOUTTER, PROBABLEMENT de Michel Layaz

Qui connait Louis Soutter ? Pas grand monde, probablement et pourtant, son nom a failli par passer à la postérité malgré les tempêtes que cet homme-là traversa de son vivant. Ah, mais quelle vie ! Fils d'excellente famille établie sur les rives du Lac Léman, de cette haute-bourgeoisie qui se targue d'excellence en tout, Louis avait pour père un bonhomme transparent et une mère un peu hautaine, peu aimante. Pour faire court, il fut directeur de l'Ecole des Beaux-Arts de Colorado Springs, qu'il fuira après un mariage raté avec une riche Américaine, fut premier violon à l'Orchestre Philarmonique de Lausanne, sous la baguette des plus grands, puis deuxième violon, puis violon dans la fosse, puis violoniste de petit orchestre, à jouer dans les squares, puis interné par sa famille qui le jugeait bizarre et encombrant. Et puis plus rien.

Plus rien ? Pendant ces dix-neuf années d'internement jusqu'à sa mort en 1942, Soutter gratta, dessina et peignit tant qu'il put sur le moindre bout de papier, noircissant des cahiers entiers de dessins fulgurants qui font aujourd'hui l'objet de fréquentes expositions et d'un travail d'exégèse fourni. Son art, son style, c'était un peu comme si la désespérance des peintures les plus sombres de Munch avait épousé les traits faussement bruts et naïfs des toiles les plus tordues, les plus débridées de Picasso. Mais ni Facteur Cheval, ni Antonin Artaud, Soutter était un artiste qui, plus que de folie ou de névrose, était atteint d'une pathologie nullement repérable en son temps mais qu'aujourd'hui on nommerait autisme, ou quelque chose d'approchant.

Lorsqu'il était violoniste, il lui arrivait de cesser brusquement de jouer pendant 30 secondes, 1 minute, sous le regard furieux de son chef d'orchestre, et ce en pleine générale. Il mangeait très peu, promenait une drôle de silhouette de héron qu'il entretenait à force de marches sans fin. Au village de Ballaigues où se trouvait son hôpital, Soutter n'effrayait personne, discutait avec un peu tout le monde, toujours tiré à quatre épingles. C'était un personnage. Tout juste devait-il se battre parfois contre la bigoterie de Mademoiselle Tobler, la directrice de l'Asile du Jura, et faire fi de la folie réelle de ses compagnons de chambrée, entassés comme lui en ce lieu afin de ne plus apparaître au regard des braves gens et, si possible, d'y mourir en silence.

Soutter n'y était pas mal, au fond, aidé en cela par le soutien de son cousin Le Corbusier qui, entre deux avions, entre deux continents, vint lui rendre visite plusieurs fois et fut un des premiers à repérer l'artiste. Jean Giono, dont une cousine était aide-soignante à l'Asile du Jura, fit avec lui de longues marches, eu avec lui de splendides conversations. Lui l'écrivain solaire à l'humanisme généreux discutant avec Louis, cet oiseau de mauvaise augure, qui mâchait et remâchait la même vision noircie au fusain d'une humanité qu'il semblait craindre, avant de la recracher sur le papier avec fougue, voilà qui devait être peu banal.

Tout comme Ramuz et d'autres, ces deux-là tentèrent bien de le faire connaître, organisèrent des expositions, mais cela ne prit pas. Il faudra attendre, ce fut son côté Van Gogh, une gloire post-mortem. Mais grâce à eux, Soutter obtint une chambre bien à lui, et du matériel à foison pour travailler à sa guise.

Michel Layaz s'est tout entier appuyé sur la biographie de Michel Thévoz Louis Soutter ou l'écriture du désir pour écrire son roman. Son travail, plus acrobatique qu'on ne le pense, a été de tenter une immersion non seulement dans l'univers mais aussi dans l'esprit contrarié de cet artiste, tentant de débusquer quelques éléments dans la vie du peintre qui éclairerait son œuvre. Surtout, Michel Layaz est un grand écrivain qui, à l'aide d'une phrase presque proustienne, enlace son sujet avec grâce et infiniment de force :

"Qu'importe de savoir si Louis, pour ce premier dessin, avait tracé un arbre, des fruits, une voûte d'église, des personnages, le Christ en croix, une ville imaginaire ou une simple décoration, il venait non seulement d'initier ce qui lui permettrait de ne pas sombrer, de justifier sa perpétuelle inadaptation, de conjurer l'inexistence, les hontes et les pêchés, mais surtout il venait de commencer l'exploration d'un monde qui le libérerait, lui d'abord, d'autres aussi, tous ceux qui prendraient la peine de voir son œuvre, c'est à dire d'accepter que soient détruites les certitudes rassurantes et que soient parcourus les chemins de l'inquiétude."


On ne saurait mieux écrire, mieux imaginer la vie intérieure d'un homme aussi tourmenté qu'armé d'une telle élégance de style. 

Chapeau bas, donc. Et au-delà de toute probabilité, sans la moindre once de doute, on pourra dire de Louis Soutter, probablement ceci : un grand livre, assurément.

Signé: RongeMaille 

12/09/2016

LES OISEAUX DE VERHOVINA de Adam Bodor


D'abord, il faut un peu parler d'Adam Bodor pour tenter de mieux cerner la substance de tout ça. Né en 1938 à Cluj Napoca, en Transylvanie hongroise, il a vécu très longtemps en Roumanie où il a connu la dictature et les vexations de la Securitate de Ceaucescu. Anti-communiste proclamé, il a connu les persécutions et la prison, avant de s'exiler en Hongrie. Il est sans doute important de garder cette biographie dans un coin, pour le lire, car cela peut fournir quelques clés de compréhension à une oeuvre profondément étrange, à la fois absurde et très attachée aux valeurs terriennes, et qui décrit des rapports humains avec une distance à la fois sardonique et désolée qui flirte avec le nihilisme le plus total.

Les oiseaux de Verhovina se lit d'une traite mais se savoure. Jamais le lecteur ne se débarrassera de l'immense point d'interrogation qui flottera au-dessus de sa tête, à se demander ce que fabriquent au juste les habitants de ce village sinistre, Verhovina, que des hommes, un jour,  ont débarrassé de leurs oiseaux en tombant les nids, en tapant dans les broussailles. Depuis, cette vallée où il règne un froid de gueux ne retentit plus que d'un profond silence, tout juste troué par le fracas des cascades. Il y a là une auberge, sa guérisseuse qui possède ce don de ressusciter les morts, un couple d'assassin d'enfants, enfermé à demeure dans l'attente qu'un policier de la ville vienne les chercher, une vieille fille qui attend le retour de son officier hongrois, un pasteur défroqué, un sous-brigadier bêbête et fouineur, la naine Aliwanka qui lit l'avenir dans les larmes, et offre son corps de poupée au brigadier Korkodus, pivot central de ce petit monde incertain, qui sent arriver une menace et sait que ses jours sont comptés.

Dans Les oiseaux de Verhovina, on peut monter jusqu'au moulin à eau pour admirer un couple de souris attrapé par une vague et le gel, et qui semble fuir pour l'éternité dans la glace, l'oeil brillant. Plus loin, il ne fait pas bon aller voir cette étrange communauté de femmes qui tentera de vous retenir et vous faire disparaitre. On y mange des langos au fromage blanc, des soupes de pâtes froides à même la casserole, parfois une truite grillée à la sauge, et aussi des cobayes, ces petits animaux peureux et stupides, nés pour trembler, qu'on peut fourrer dans les poches de son manteau et recouvrir d'une bouteille d'alcool de prune ou de vin de mûre pour qu'ils ne bougent plus. Un jour, des types venus de la ville lâchent des renards dans les prés, qui décimeront volailles et cobayes sans qu'aucune raison ne soit donnée.


Le monde de Verhovina est soumis à des règles invisibles et incompréhensibles. Lorsque le jeune Vangyeluk débarque à la gare, on pense au héros du Château de Franz Kafka, envoyé dans un endroit inconnu pour des raisons qu'il ne connait pas. Un monde, également,  dans lequel les animaux tiennent un rôle important, et dans lequel les humains ont su garder leur part d'animalité. Ainsi est-on frappé de lire combien les personnages se sentent, se reniflent, l'odorat sans doute affûté par les vapeurs aigres qui s'échappent des sources naturelles, seule vraie richesse de ce lieu abandonné, et qui empuantissent l'air chaque matin, avant que le vent ne les chassent. Un tel sent le chiffon mouillé et la sueur, il a dormi dehors. Cette autre sent la camomille, ou la sauge, dans la pièce où ont été électrocutées les fillettes flotte encore une odeur de fer et de limaille: le forgeron est donc passé par là. Un monde incompréhensible.

Adam Bodor est très souvent comparé à Dino Buzzati pour l'aspect de conte absurde que sa prose adopte parfois, à Samuel Beckett pour cette froideur à jauger des êtres humains déposés là comme des figurines, et se torturent avec des questions sans réponse. Il y a du Kafka, c'est sûr, mais un Kafka qui aurait connu dans sa chair l'occupation soviétique et les geôles avant d'écrire.

Son roman est tout ça à la fois, ce qui est déjà beaucoup. Tout ça, avec en plus, cette faculté de fondre cet univers au coeur d'une nature frustre, hostile, offerte comme un refuge aux protagonistes du petit monde d'Adam Bodor. Une nature pourvoyeuse d'incertitudes, de frayeurs, d'ennui et de mort.


Seuls trois romans ont été traduits, La visite de l'archevêque, La vallée de la Sinistra* et celui-ci. Précipitez-vous sur l'oeuvre de cet auteur très méconnu, vous allez faire de drôles de rencontres, et une sacrée découverte.

Signé: RongeMaille



* tous deux également édités par Cambourakis et disponibles en poche. Vous n'aurez vraiment aucune excuse...