10/03/2017

LE DIMANCHE DES MERES de Graham Swift

Un dimanche particulier...

30 mars 1924. Les familles de la haute société anglaise donnent congé à leurs domestiques le temps d’une journée afin qu’ils puissent rendre visite à leurs mères. C’est le traditionnel dimanche des mères.

Jane Fairchild est une jeune femme de chambre. Elle est aussi orpheline.

Libérée de toute obligation, c’est son amant, Paul, fils de bonne famille et promis à un mariage imminent, qu’elle va rejoindre. Il lui a demandé de le retrouver dans la demeure familiale désertée en cette journée ensoleillée. Pour ce qui ressemble à un ultime rendez-vous.

Il y a quelques temps de ça, quand un libraire bien inspiré me conseilla une lecture dont je ne connaissais ni l’auteur ni le titre, j’acceptais le conseil et le livre bien poliment, tout en sachant que je disposais déjà d’une bonne dizaine d’ouvrages qui m’attendait sur mon chevet. Et que ce volume de plus risquait fort de ne pas être ouvert.

Que voulez-vous ? Une vie ne nous suffira pas – en tous cas pas à moi - pour lire tous ces livres qui nous tendent leurs pages. J’oubliais donc le livre.

Mais, est-ce le temps faisant son œuvre, l’illustration de couverture, ou la voix du libraire qui me revenait (« j’aimerais bien connaître ton avis ») ? Je ne sais pas, mais il ne me fallut pas si longtemps pour que je succombe. A l’envie d’ouvrir le livre. Et à celle de donner mon avis.

Pour ma première chronique dans Le Triangle Masqué, j’ai donc décidé de me mettre à l’heure anglaise. Mais nul besoin d’attendre le tea time, de sortir la porcelaine, ou de m’exercer à adopter un (stupid) british accent.
Le dimanche des mères de Graham Swift m’a transportée le temps d’une journée, ou plus précisément d’une après midi - comme dans le livre - dans la haute société de l’Angleterre des années 20, ses codes et ses décors.

C’est un roman d’une grande sensualité. On entre dès le début dans la chambre où se retrouvent ces amants secrets. Et quelle chambre ! C’est celle de Paul, amant de Jane de longue date. C’est pour elle un endroit mystérieux car c’est la première fois qu’il l’invite à y entrer. C’est une pièce empreinte d’une aristocratie toute intimidante pour la jeune bonne qu’elle est. A moins que…Jane ne soit pas si intimidée que ça.
Cette histoire, à défaut de casser les codes, les remue. Le plus libre des deux n’est pas celui que l’on croit, on s’en rend vite compte. Elle me fait ensuite penser à une échappée belle et, plus que la sensualité, c’est d’avantage la notion de liberté qui me vient pour en qualifier l’esprit. Liberté d’une héroïne qui fait de sa condition d’orpheline une véritable chance. Ne dit-elle pas : « Comment peut-on devenir quelqu’un si l’on n’a pas d’abord été personne ? » C’est enfin un témoignage d’amour à la lecture, à sa force et à son pouvoir. Le pouvoir de changer une vie. Ce changement commence pour Jane le dimanche des mères.

Je conseille ce roman à tous ceux qui : ont envie de dévaler les sentiers de la campagne anglaise à vélo. Ont toujours rêvé de déambuler nus dans la vaste demeure de leurs riches voisins. Aux hommes qui rêvent d’être des femmes libres. Aux femmes qui rêvent d’en être aussi. A celles qui le sont déjà. Et à tous ceux qui comme moi se félicitent de connaître des libraires de bons conseils.

Signé : La Tangente   

08/03/2017

DANS LA FORÊT de Jean Hegland

Aujourd'hui on part se balader Dans la forêt.

Si je vous dis que Jean Hegland est influencée par Alice Munro et Marilynne Robinson, vous pouvez me faire confiance et remercier rapidement les éditions Gallmeister d'avoir traduit ce roman paru en 1996. 

Nell et Eva, deux jeunes adolescentes, vivent dans la maison familiale au cœur de la forêt. La vie est douce et innocente, entre la danse pour l'une et la préparation du concours d'entrée à Harvard pour l'autre. Mais le monde chancelle, l'électricité est coupé et l'essence commence à manquer. L'humanité sombre dans le chaos et après la disparition de leurs parents, elles vont devoir survivre seules en complète autonomie. Avec une puissance étonnante, le lecteur va être kidnappé pour se retrouver lui aussi dans la forêt. Lentement, au fil des pages, tous nos sens sont en éveil. On se sent capable de danser sans musique et de lire l'index d'une encyclopédie, comme les deux héroïnes, qui découvrent les soirées aux chandelles. Mais le danger rôde autour de leur clairière, et ce n'est pas forcément les ours bruns les plus à craindre. L'homme qui perd ses repères devient féroce et dans sa lutte pour une survie improbable, il est capable de tout.

Signé : Mère Grand

07/03/2017

LE COEUR DE LA TERRE de Svetislav Basara

Tu viens d'acquérir ce livre d'un écrivain Serbe de toi parfaitement inconnu et tu n'en est pas à la page 50 que déjà tu te demandes, à juste titre et en ton for intérieur: "mais qu'est-ce-que c'est que ce dingue" ? Ce "dingue" comme tu dis, en est bien un, mais un de ces dingues qu'on chérit comme un petit Brautigan bien à soi, un secret bien gardé mais qu'il te faudra, à partir de maintenant, aller toi aussi recommander aux autres, ces mécréants. Il s'appelle Basara. Il est ton nouveau Maître.

Et puis tu te souviendras également du sourire en coin que ce libraire, plus tout jeune mais encore ardent dans sa passion de partager et de faire aimer, t'as adressé lorsqu'il t'a vu t'en aller, intrigué quoique convaincu, Le coeur de la terre de Svetislav Basara à la main. Toi qui n'a pas encore lu le Guide de Mongolie ou Solstice d'hiver ni aucun autre, je te le jure mon tout nouveau frère, tu vas revenir bientôt me voir et me supplier de te les commander, TOUS. Car j'ai décelé en toi ce qu'un libraire aguerri peut apercevoir parfois chez un de ses semblables: la curiosité, l'avidité, la soif de folie, la croyance en ce qu'une autre littérature soit possible, la lassitude à l'égard du banal, la haine du déjà-lu, des envies de sauter dans la confiture et de flotter dans le vide, ou l'inverse.
Tu verras, ce livre n'est pas seulement l'errance extra-lucide d'un érudit qui ne fait que s'approprier une sorte de trou dans la biographie pourtant mille fois étudiée et commentée de Friedrich Nietzsche. Ce fameux voyage à Chypre, Nietzsche l'a fait, ou non, et si c'était vers la Sicile qu'il s'enfuyait, las de Lou Salome, de Cosima et de ce salopard de Wagner, c'est parce que Nietzsche savait que sur cette île friable où les identités se perdent et les notions temporelles se noient dans l'ouzo et les préceptes philosophiques dans le raki, Svetislav Basara allait le comprendre, et le retrouver.

Tu ne comprends toujours pas où tu es, mais au-delà de la page 120 tu ne t'interroges plus, tu lévites. Fort de cette connaissance inouïe de la vie, de l'oeuvre, de la psychée, de la libido, des envies, des larmes du grand philosophe, ainsi que de la bêtise insane de ses contemporains (Freud, Atatürk, Staline, cette saleté de Lou Salomé, ce fumier de Richard), Svetislav Basara peut alors tout nous raconter. Basara sait, il règne sur cette îlot de littérature qu'il a longtemps gouverné (ne fut-il pas, pour de vrai, ambassadeur de Serbie à Chypre ?) et ce qu'il nous apprend éclaire alors le monde et cette fin de XIX° siècle jusqu'à nous.

Car non, l'apprendras-tu ébahi, Nietzsche ne fut pas ce parangon idéologique de par l'anus duquel s'extirpa le nazisme. C'est Wagner qui en est fautif, avec ces ta-da-dam, ces zwing-zwing-zwing, ces tou-dou-doum,ces chevaliers en armure blonde et ces dragons en plâtre. Freud s'est toujours trompé sur Nietzsche comme il s'est toujours trompé sur lui-même, sauf sur son intuition qu'il allait apporter la peste aux Etats-Unis.

Car oui, les Hurubes existent bien, ces petits bonhommes en maillot de bain qui ont vu Nietzsche et portent la moustache, se nourrissent uniquement de tortues et de rats et s'emparent de ceux qui refusent de souper à leur table pour les trucider dans d'atroces souffrances... Tel est le monde chypriote de Nietzsche et Basara n'en sera jamais son prophète: il est la littérature sous toutes ces formes, il absorbe les ondes de l'Histoire, de la Science, de la Géographie, de tout ce qui se dit Philosophie et nous en restitue des ondes Martenot qui nous enivrent, nous ravissent, figent nos zygomatiques en un rictus éprouvant mais éternel.

Alors oui, tu as bien lu page 68 cette phrase;
"Ainsi enveloppé, tête baissée, suivi par les regards assassins des clients du Hilton, il va dans sa chambre et claque la porte derrière lui pour toujours."

Oui, "pour toujours", tu as bien lu.

A la 77: "Ne désirant pas mettre les pieds dans le XX° siècle, il meurt en 1900", et c'est là que tu comprends que Nietzsche est bien mort, puisque c'est Basara qui l'a écrit.

 Tu auras lu Le coeur de la terre et tu ne sauras plus rien, mais ça ira mieux.

Signé: RongeMaille