23/07/2016

ALIEN / SHINING / BRAZIL : BFI: Les Classiques du Cinéma par Roger Lockhurst & Paul McAuley

Trois films, trois chefs d'oeuvre, trois petits bouquins de pas plus de 100 pages qui auscultent, dissèquent et étiquettent pour nous, cinéphiles assoiffés et bibliographes compulsifs, trois véritables films-cultes, terme hélas mille fois galvaudé mais qui, pour le coup, garde ici tout son sens: Alien de Ridley Scott, Shining de Stanley Kubrick et Brazil de Terry Gilliam.
Ce sont les éditions Akileos, éditeur surtout spécialisé dans la bande-dessinée, qui a eu la riche idée de faire traduire et d'éditer, sous une présentation remarquable, ces opuscules édités d'abord en Grande-Bretagne, par le prestigieux British Film Institute. 

Il existe bien chez nous L'Avant-Scène Cinéma qui ausculte dix fois par ans des films piochés aux quatre coins de la cinéphilie mondiale (qu'ils soient de l'âge du muet ou des blockbusters tous récents, américains, français ou tchèques, ultra-connus ou confidentiels) et qui, surtout depuis son relookage survenu il y a plusieurs années, demeure la plus belle des revues de cinéma francophones. 

Mais il manquait une série pour collectionneur fétichiste et qui parvient, ce n'est pas le moindre de ses talents, à en remontrer au plus féru des spécialistes de Ridley Scott, au plus geek des coupeur de cheveux en quatre qui a déjà vu Shining trente fois (ah non pitié, pas la chambre 237...), ou à celui qui aurait prétendu avoir tout compris des références culturelles et politiques dont Brazil fourmille.

Roger Luckhurst, signataire des deux premiers opus est chercheur et professeur de lettres modernes au prestigieux Collège de l'université de Londres. Il conçoit sa fascination pour ces deux films d'horreur qui, rappelons-le, sont sortis en 1979 et 1980, par le choc initiale éprouvé à leur première vision en salle, et fantasmé ensuite durant de longues années. C'était le temps où le dvd, la vod, le téléchargement et toutes ces choses qui tombent sous le sens aujourd'hui, n'existaient même pas en rêve. On était même aux tous débuts des vidéo-clubs, c'est vous dire...

Les livres de la collection BFI abordent absolument TOUS les aspects du film. Des premiers scripts qui n'auront rien à voir avec le résultat fini, des atermoiements de la production jusqu'aux galères matérielles, le choix des comédiens, jusqu'aux ragots de plateau. L'accueil qui leur a été réservé à leur sortie, l'analyse des grandes scènes-clés, l'impact qu'ont eu ces oeuvres sur les générations futures, tout y est...

Et chacun pourra y trouver ce qu'il cherche comme ce qu'il ne comptait pas y dénicher. 
Ainsi, on apprendra que le scénario original d'Alien, signé Dan O'Bannon, avait été écrit pour en faire une série B, presque Z, dans la lignée du fameux et potache Dark Star de John Carpenter, avec quelques pincées de film SF déviant à l'italienne en sus. Et puis... avec ce jeune cinéaste anglais venu du clip publicitaire qui vouait un soin énorme à l'image et croyait plus en son talent que quiconque autour de lui. Avec l'arrivée, surtout, de Giger pour la conception de la créature et de son oeuf matriciel dégoûtant, entre autres atrocités, le film est parvenu vers d'autres sphères. Lorsque certains témoins évoquent les méthodes de travail de l'artiste suisse, comme lorsqu'il avait fait livré des tonnes de carcasses osseuses d'animaux dans un hangar pour son inspiration, on se dit qu'il fallait bien la conjonction d'un génie un peu fou, d'une histoire simple qui joue avec nos peurs primitives, et l'apport de grands techniciens (ah ! ces longs couloirs qui suintent et qui sifflent, et qui grouillent et qui bavent et à l'intérieur desquels on ne voit rien) pour en arriver à ça: un film parfait.

Et, le saviez-vous, mais Yaphet Kotto, qui incarne le chef mécano revendicatif et casse-bonbon (- moi, je fais rien sans être sûr de toucher ma prime - c'est quand qu'on parle des heures supp' ?) était un casse-noisette pour de vrai puisque jusqu'à la fin de sa feuille de tournage, il tenta de convaincre Scott de le faire mourir en dernier. Et que c'est Véronica Cartwright (l'AUTRE élément féminin de l'équipage du Nostromo avec Sigourney Weaver, celle qui n'arrête pas de pleurer) qui devait jouer Ripley, et ne le sut qu'au dernier moment. C'est trop bête, la vie.
On sent qu'avec son travail sur le film de Kubrick, Roger Luckhurst a mis les freins. Les trous noirs narratifs et le labyrinthe de connections possibles entre les différents aspects de Shining offrent trop de prises aux excès de la sur-interprétation pour qu'il n' y sombre jusqu'à en perdre la raison. Mais on sent qu'avec lui, il faut se garder de TROP réfléchir à Shining qui est un des plus grands films-cerveaux de l'histoire du cinéma, un film qui, littéralement, peut rendre fou.

La folie de Jack est contagieuse mais il y en a encore certains, une frange de la cinéphilie fort modeste au regard du nombre des admirateurs du cinéaste, mais qui existe (Brian de Palma en est, Serge Daney en était), pour pointer du doigt le travail de Kubrick comme celui d'un truqueur. D'un truqueur de talent certes, mais un truqueur quand même. D'où l'impossibilité de faire le tour de ce film aux contours flous justement, éclatés sur plusieurs pistes (le don de Danny le petit garçon, la schizophrénie de son père qui ne demande qu'à exulter, l'hôtel bâti sur un cimetière, hanté par les victimes d'un massacre horrible, la possible réincarnation de l'âme du meurtrier, la télépathie entre Danny et le vieux cuisinier). Mais quel film...

Si Roger Luckhurst n'hésite pas à parler des méthodes sadiques de Kubrick sur le tournage (à l'égard de la géniale Shelley Duvall notamment mais aussi de Scatman Crothers qui incarne le cuisinier noir atteint lui aussi du shining, à qui il fit refaire et refaire la même scène des dizaines de fois, alors qu'il avait 80 ans), son bouquin décortique tout, de l'importance des choix des musiques pour la bande-originale, de la précision infinie de la mise-en-scène, jusqu'aux échos que l'on trouve de ce travail dans toute la filmographie de Kubrick.
Et s'il ne fallait en choisir qu'un, foncez sur l'analyse de Brazil par l'écrivain de science-fiction Paul McAuley, c'est une merveille. Un peu parce que des trois films, il est sans doute le moins vu aujourd'hui encore, celui qui, surtout, peut encore en laisser un grand nombre sur le bord de la route, l'air hébété. Car pour celui qui ne s'attend pas à voir quelque chose de particulier, Brazil demeure, plus de 30 ans plus tard, ce film cinglé, à la narration bigarrée, aux effets de lentilles grand angle qui font mal à la tête, au rythme fou, aux cassures de rythme déroutants (ah ! quand Sam Lowry vole au-dessus des buildings dans son armure d'archange...) avec ces morceaux de bravoure désopilants, ces accès de violence qui provoquent de concert hilarité et écoeurement.

Si tout le monde avait cru qu'il s'agissait pour l'auteur de Jabberwocky d'un 1984 à la sauce Monty Python, et bien pas du tout. Gilliam pensait très fort à Kafka et surtout, surtout, à l'époque dans laquelle il vivait. "Sur la frontière Los Angeles/Belfast", comme il aimait à le souligner, c'est à dire dans cette zone meurtrière et anxiogène où les préoccupations sociales et matérialistes des classes aisées sont contrariées par des poseurs de bombe.

L'analyse de McAuley sur son film-fétiche (allez disons-le, c'est un peu le mien aussi) brasse tous les aspects et paradoxes de cette formidable machine de guerre, au propos utopiste et politique toujours aussi saignant, au style inégalable (qui sait filmer comme Gilliam, hein, qui ?) et aux préoccupations toujours branché sur notre triste actualité. Il y a quelques années de cela, après l'ouverture du centre de Guantanamo pour les sinistres raisons que l'on sait, il avait même pensé porter plainte contre George W. Bush et Dick Cheney pour non-respect du droit d'auteur... Quel homme !

Allez zou, tout le monde dans le canapé pour revoir ces trois grands films, et se plonger dans ces puits d'intelligence. En octobre, on nous promet un quatrième et cinquième opus sur Le Parrain et Les 7 samouraïs. On les attend avec impatience.

N.B. A noter que ces magnifiques petits bouquins sont au prix d'un semi-poche, sont riches d'une iconographie somptueuse, et bénéficient d'illustrations de couverture originales splendides signées (dans l'ordre) Martha Lech,  Aurélien Rosset et Diane Lecerf. Bravo tout le monde.


Signé: RongeMaille 

16/07/2016

LES PETITES CHAISES ROUGES d'Edna O'Brien : en librairie le 8 septembre 2016


On attendait impatiemment le nouveau roman de l'irlandaise Edna O'Brien, que l'on avait quittée en 2012 sur le somptueux Fille de la campagne*, mémoires d'une jeune fille peu rangée dans l'Irlande catholique du milieu du 20ème siècle. Depuis lors, la dame était en silence et ses lecteurs commençaient à croire que ce livre rare et précieux, véritable manifeste littéraire, avait mis un terme à son œuvre. La voici pourtant, ou devrais-je dire enfin, de retour sur la scène littéraire en cette rentrée 2016, avec un ouvrage dont Philip Roth dit qu’il est "son absolu chef d'œuvre" et que j'ai eu le privilège de découvrir avant la bataille. De votre côté, il faudra patienter encore un peu: Les petites chaises rouges, publié chez Sabine Wespieser, ne sortira que le 8 septembre prochain. Attention, événement!     

Qui est donc Edna O'Brien, s'interrogent peut-être certains d'entre vous? Née en 1930 à Tuamgraney, petit village catholique du comté de Clare, cette fille de la campagne grandit dans une ferme isolée entre une mère sévère et un père alcoolique, dans une Irlande puritaine et terriblement bigote. Après des années sinistres dans un pensionnat religieux, elle entame des études de pharmacie à Dublin. En 1954, elle épouse, contre l'avis de sa famille, l'écrivain juif d'origine tchèque Ernest Gébler et s'installe à Londres. Ses débuts littéraires datent de 1960, année de la parution en Angleterre du premier volet de la trilogie qui la rendit célèbre, The Country Girls, en français Les Filles de la campagne. L'ouvrage fait scandale et est interdit en Irlande, où il sera même brûlé en place publique parce qu'elle y parle de désir et de sexualité. C’est compter sans l’opiniâtreté de la jeune femme, qui décide qu’elle sera avant tout mère et écrivain et que rien, jamais, ne l’éloignera de sa table de travail. Bientôt divorcée, Edna O'Brien élève seule ses deux fils, menant une vie brillante et indépendante, entre l’Angleterre et les États-Unis. Mais si elle a quitté sa terre natale pour pouvoir écrire librement, elle ne cesse d'y revenir dans ses écrits qui, toujours, exaltent la verte Erin avec ses landes désolées, ses odeurs de tourbe, ses lacs scintillants et ses paysages noyés de pluie et de soleil. N'épargnant ni les superstitions, ni le fanatisme religieux, ni l'ordre moral d'une Irlande catholique et nationaliste, Edna construit une œuvre envoûtante, engagée, dans laquelle l'amour, les blessures et l'histoire tourmentée de son pays sont des thèmes récurrents. Elle y dépeint, de manière âpre et sensuelle, la condition des femmes irlandaises, prises dans le carcan de leur éducation stricte, tourmentées et à vif, et leurs relations frustrées avec les hommes. Sa prose lyrique, poétique et puissante, sait saisir les êtres et les choses dans leur beauté comme dans leur rudesse et nous touche au cœur.
Difficile de parler du roman tant attendu, tant espéré, de cette écrivaine irlandaise que je vénère: Les petites chaises rouges est, en effet, sa première fiction depuis dix ans. Dix longues années... Impensable! Et s'il ne dénote absolument pas dans son œuvre, Edna O'Brien tente, pour la première fois dans ce roman, une incursion en terre inconnue:  elle s'empare en effet d’un sujet d'actualité et de société brûlant, qui dépasse les frontières de la seule Irlande. Sacré défi... Ce roman fait cependant écho à certains de ses romans que je qualifierais de plus politiques, ou moins intimistes, notamment La maison du splendide isolement*, qui mettait en scène un terroriste irlandais en cavale, ou Tu ne tueras point*, histoire d’une adolescente violée et obligée d’aller se faire avorter en Angleterre. L'auteur donne ici le ton dès le titre, par ailleurs fort intrigant et que l'introduction vient éclairer: 11 541 petites chaises rouges ont été installées à Sarajevo en 2012 pour commémorer la mémoire des victimes du siège par les forces serbes de Bosnie, chaque chaise représentant une victime. Mais la phrase ne prendra tout son sens qu’à la lecture de ce roman aussi glaçant que grandiose, véritable "page-turner" comme disent les anglo-saxons, qui nous tient en haleine de la première à la dernière page...

L'histoire commence comme un conte. Tel un druide celte surgissant du fond des forêts, un mystérieux étranger, vêtu d’un long manteau noir et portant barbe et cheveux blancs, apparaît par un jour glacial dans le petit village de Cloonoila. Dès qu’il franchit le seuil de l’unique pub ouvert dans ce trou perdu de la côte ouest de l’Irlande, Vladimir Dragan suscite la fascination. La suspicion aussi, l’ancien instituteur le voyant plutôt comme un oiseau de mauvais augure qu'un saint homme, et suggérant qu’il pourrait être "une sorte de Raspoutine". Qui est donc cet homme étrange auréolé de mystère, et que-veut-il ? Originaire du Monténégro selon ses dires, le dénommé Vlad entend s’établir là comme guérisseur et sexothérapeute, même s’il abandonne presque aussitôt cette seconde casquette, prêtre et religion obligent... L'homme s'exprime avec douceur et sagesse; on lui trouve rapidement un logement et un cabinet médical, où il pourra pratiquer ses soins. Intriguée par ce docteur d’un nouveau genre et ses pratiques holistiques, Sœur Bonaventure, une nonne téméraire et fort bien nommée, se porte volontaire pour un massage, dont elle sort totalement régénérée. Bientôt, les habitants tombent un à un sous le charme de Dragan, alias Vuk ("loup") ou Docteur Vlad (serait-ce un double du terrible Vlad l'empaleur?), dont la figure d’exilé, de poète, de philosophe et visionnaire, fascine ces gens simples et crédules. Rien d’étonnant à ce que Fidelma, la beauté du village qui étouffe dans un mariage avec Jack, un homme bien plus âgé qu’elle, soit rapidement subjuguée elle aussi. Elle supplie même Vlad de lui faire un enfant! Une chambre d’hôtel sera donc le témoin de leur seule et unique nuit d'amour, laquelle, pour la romantique Fidelma, s'apparente à une union mystique et sacrée. Enceinte de quelques jours, la pauvre âme se réjouit, malgré ses remords d’avoir trompé son époux. Mais bientôt le malheur s’abat sur le village et la vie de Fidlema va à jamais basculer: Vlad est arrêté lors d’une excursion en bus et, sous les yeux des villageois ébahis, accusé de crimes de guerre. Car le charismatique docteur Vlad porte bien son nom: il est en réalité un criminel de guerre venu des Balkans et l'un des "monstres" les plus recherchés au monde... 
Inculpé pour génocide, nettoyage ethnique, massacres, tortures, il est emmené à La Haye, où il rendra compte de ses crimes sans manifester le moindre remords, se décrivant simplement comme un fervent patriote:"Si je suis fou, alors le patriotisme lui-même est fou". Le titre choisi par Edna O’Brien et l’introduction s'éclairent alors, le personnage étant un double de Radovan Karadzic, le boucher serbe dont il s’inspire. Ex-fugitif, longtemps recherché pour les atrocités commises pendant la guerre de Bosnie, notamment pour le massacre de Srebrenica, ce dernier vécut sous le faux nom de Dragan David Dabic, avant d'être arrêté en 2008, après des années de cavale. Barbe blanche et cheveux longs attachés sur le sommet du crâne, pseudo-spécialiste de médecine alternative, il était employé par une clinique privée de Belgrade où il coulait des jours heureux... Bref, notre "gourou" à peine sous les verrous, un gang de migrants d’Europe de l’Est, venu lui régler son compte, trouve en Fidelma la victime idéale. Elle servira de défouloir à ces hommes assoiffés de vengeance et subira le plus terrible des châtiments (accrochez-vous, l'auteur n'y va pas avec le dos de la cuillère!). Après l’arrestation de Vlad, dont on ne connaîtra jamais le véritable nom, il sera impossible pour Fidelma de rester en Irlande. Réfugiée à Londres -comme toujours- et décidée à "expier sa faute", terrorisée et rongée par la culpabilité -ce sentiment que portent si souvent en eux les personnages d'Edna O'Brien- elle vivra de petits boulots et parviendra à puiser dans ces terribles épreuves une force nouvelle, qui lui permettra de venir en aide, à son tour, à ceux qui souffrent. Mais elle tiendra à aller jusqu'au bout de son histoire et partira à la Hague assister au procès de Vlad, qu’elle rencontrera plusieurs fois après le verdict.

Rassurez-vous, la quatrième de couverture est aussi bavarde que moi et tout ceci ne gâchera en rien votre lecture. Car la puissance et la force de ce roman ne reposent ni sur le mystère de l'identité du monstre, ni sur une intrigue à proprement parler, ni sur le sensationnel du sujet. Ce serait bien trop simple pour un auteur de la trempe de notre irlandaise! C'est une œuvre très ambitieuse qu'elle nous livre ici, à la croisée des genres. Un mélange habile de thriller, de roman historico-politique et de romance. Une œuvre qu'elle confesse avoir eu du mal à écrire: "Vous ne pouvez pas écrire sur un génocide et ces événements terribles, et sortir dîner". Et on la comprend: on ne sort pas non plus indemne de la lecture de ce roman. Car si la romancière y explore des thèmes qu'elle maîtrise parfaitement -une femme blessée et le pays natal- elle s'empare d'un sujet qu'elle n'avait jamais abordé de manière aussi frontale à travers le personnage de Vlad: la figure du mal avec un grand M et ce qu'il y a de pire en l'homme et en l'humanité. Et c'est à vous glacer le sang... Peut-on savoir qu'un loup est un loup, qu'un monstre est un monstre, dès le premier regard? Ce serait hélas trop facile. "Le loup a droit à l'agneau" dit une maxime serbe citée en exergue du roman. Le yin et le yang, le vide et le plein, la lumière et l'ombre, l'homme et la bête, cohabitent en effet en chacun d'entre nous. 
Et cette dualité, cette ambivalence, cette dichotomie sont aussi terrifiantes et dangereuses que fascinantes. On peut être un barbare et aimer les fleurs... Les tyrans et les bourreaux ont, comme nous, une épouse qu'ils chérissent et des enfants qu'ils vont embrasser le soir. Ils aiment la musique classique et s'extasient devant la beauté d'un coucher de soleil ou d'un tableau. Ils lisent même de la poésie (Radovan Karadzic a publié plusieurs recueils de poèmes, y compris pendant sa cavale). Hitler, Staline et autres monstres jalonnant l'Histoire et l'actualité en sont la preuve. La question qui nous taraude est, évidemment, pourquoi. Pourquoi certains êtres portent-il en eux une part d'ombre aussi terrible et semblent-ils n'en avoir aucune conscience? Pourquoi ont-ils même le sentiment de faire ce qui est bon et juste, en agissant de manière aussi effroyable? A cela, nul ne peut répondre.
Comme si la beauté sereine de l'Irlande décrite au début, tout droit sortie d'un poème romantique, n'avait plus lieu d'être dès lors que Vlad est découvert, elle laisse place à la sauvagerie et à la brutalité du monde extérieur... La romancière nous entraîne alors dans les bas-fonds londoniens aux côtés des laissés pour compte et des déracinés, de ceux qui ont tout perdu, tout quitté. Ces réfugiés venus des quatre coins de la planète aux vies dévastées, aux maisons brûlées, aux familles décimées qui fuient les guerres, les traditions barbares, les conflits religieux, l'indicible... Ceux que nous ne côtoyons que de loin, assis devant notre poste de télévision, et que Fidelma va croiser au cours de ses pérégrinations dans la capitale anglaise. Des dizaines de voix vont s'élever ainsi au fil des pages, criant leurs souffrances et leurs espérances. L'innocence contre la barbarie. L'agneau contre le loup. Des milliers contre quelques-uns. Et la force de ce roman est aussi là, dans les larmes et les cris de révolte, dans ces contrastes brutaux que l'auteur met en place, qui nous chavirent et nous font monter les larmes aux yeux. C'est un roman d’une puissance magnétique, aussi beau que dévastateur, qui explore avec une infinie beauté les recoins les plus sombres de l’âme humaine.
On ne peut qu'être subjugués par la perfection de la prose et l'apparente facilité à écrire de cette grande dame, dont on a bien du mal à croire qu'elle entre dans sa quatre-vingt-sixième année -le roman est sorti en octobre 2015 en Grande-Bretagne. Comment Edna O'Brien continue-t-elle à garder une telle flamme? Quel est son secret? Sans doute vient-il de sa capacité à aimer l'Humanité, à continuer à regarder le monde qui l'entoure et à s'y intéresser, plutôt que de penser qu'à son âge, sa mission d'écrivain et d'être doué de raison est largement accomplie... De cette passion pour l'écriture qui la porte et l'anime depuis toujours. Il y a, chez elle, cet amour de la vie et des autres, envers et contre tout. Cette aisance et ce talent remarquables "à passer de la romance à l'horreur, d'un lyrisme tremblé au réalisme le plus cru, de la beauté à l'effroi le plus pur," jonglant avec les différents registres de langue, glissant d'une émotion à une autre, d'une voix à une autre, d'un univers à un autre... Il y a cette écriture éblouissante, tour à tour paisible, tourmentée ou rageuse, comme l'eau changeante des rivières du pays natal. Et toujours, cette poésie et ce lyrisme bouleversants, qui donnent lieu à des descriptions somptueuses, comme celle de la rivière de Cloonoila, au tout début du roman.
"La ville tient son nom de la rivière. Le courant, rapide et dangereux, jaillit avec une allégresse maniaque, charriant dans son sillage morceaux de bois et bûches de glace. Des cuvettes où l'eau est piégée, des galets bleus, noir et pourpre scintillent dans le lit de la rivière, parfaitement polis et arrondis, telle une nichée d’œufs de bonne taille dans un seau d'eau". 
Malgré la gravité du sujet, le texte n'est pas dénué d'humour et Edna s'en donne à cœur joie dans sa description, délicieusement féroce, du Père Damien, véritable cliché du prêtre irlandais, ou celle de la téméraire Sœur Bonaventure. A contrario, certaines scènes sont presque insoutenables bien que toujours admirablement dépeintes, telles la vengeance dont Fidelma sera victime... Et l'on ne peut qu'admirer la capacité d'observation et le souci du détail éblouissants de l'auteur, peintre de la beauté et de la laideur, de la lumière et de l'ombre: rien n'échappe à son regard aiguisé, à son œil averti, qu'il s'agisse des moindres détails de la vie rurale et citadine, des bas-fonds terrifiants de la capitale ou des portraits de ses personnages. Lesquels, qu'ils soient principaux ou secondaires, sont tous parfaitement et remarquablement incarnés, comme à l'accoutumée.
Mais le véritable génie d'Edna O'Brien est sans doute de parvenir à nous entraîner dans un univers que nous ne connaissons qu'à travers les médias, à nous faire trembler et éprouver de la compassion pour des personnages pourtant loin de nous, tout en construisant un roman original, fascinant et incroyablement lucide. Il y a tant à lire, à voir et à comprendre en réalité de ce voyage au bout de l'enfer... La petite histoire y rencontre la grande, d'une manière totalement inattendue, en la personne de ce boucher venu trouver refuge là où l'on attendait le moins (on pense, bien sûr, à la fuite des criminels nazis en Amérique Latine). Mais c'est pourtant bien en Irlande que tout cela se passe, dans ce pays cher à l'auteur et ce village sans histoire que l'on croyait protégé du monde. Nul n'est à l'abri, semble nous murmurer Edna. Ici, une femme ordinaire, naïve et douce, véritable pivot du roman, voit toute sa vie ravagée pour avoir vécu une brève histoire d'amour avec le diable, dissimulé derrière un visage d'ange. Et l'on éprouve, à l'instar d'Edna O'Brien, une empathie et une tendresse infinies pour cette héroïne ô combien attachante, brisée mais debout, à l'image des femmes qu'affectionne l'auteur.
Ce roman, qui donne la parole aux migrants, aux exclus, est aussi par bien des côtés extrêmement dérangeant. Car s'il s'interroge sur le Mal et sur les rapports ambigus qu'entretient l'homme avec lui, il ose poser des questions morales essentielles et très complexes: l'innocence est-elle toujours aussi destructrice et bafouée qu'elle semble l'être aujourd'hui? Doit-on se fermer à l'Autre -l'étranger, l'inconnu- sous prétexte qu'il peut cacher un loup? Doit-on cesser de faire confiance de peur d'être trompé dans un monde devenu déjà tellement individualiste? Ou faut-il au contraire continuer à croire en l'Homme et en l'Amour comme réponse et comme rempart à l'obscurité? A ces questions, l'auteur donne, sans jugement ni leçon aucuns, la plus belle des réponses à travers les voix de Fidelma et de ceux qu'elle rencontre. C'est un roman sombre et douloureux mais qui reste définitivement empreint d'espoir et de lumière, et c'est sans doute là qu'est sa force.
Vous qui aimez la grande et belle littérature, permettez-moi donc ce conseil: lisez et relisez Edna O'Brien pour entendre ce qu'elle a à dire de l'Irlande et des siens, du monde d'aujourd'hui et de l'humanité toute entière, dans ce roman d'une puissance et d'une justesse rares qui parle d'amour, de mort, de sacrifice et de tolérance. S'agit-il vraiment de son chef d'œuvre? Je ne saurais répondre, un "oui" sous-entendant que je n'attends plus rien de cette immense écrivaine. Mais il est certain que ce livre magistral et bouleversant, terriblement contemporain, ne peut laisser indifférent et vous hantera longtemps. Chapeau bas, Mrs O'Brien!

En librairie LE 8 SEPTEMBRE 2016


* Fille de la campagne, éd. Sabine Wespieser, 2013 et LGF, 2014.

* La maison du splendide isolement, éd. Fayard, 1995, réédité chez Sabine Wespieser en 2013.
* Tu ne tueras point, éd. Fayard, 1998, et LGF, 2001.


signé : Moneypenny

10/07/2016

CANNIBALES de Régis Jauffret

"L'amour, c'est la seule chose qu'on ne sache pas. Cependant, quelque part, quelqu'un est aimé par quelqu'un.
Personne ne prouvera jamais que ce n'est pas nous."


Cannibales, c'est sûrement l'ovni de cette rentrée littéraire, où comment Régis Jauffret décide de nous parler d'amour. L'amour fou, l'amour qui rend fou ... 
Avec une effervescence et une explosion de mots, il nous rend ivre de cet amour là...vous savez : le dernier, le terminé, celui qui nous a mis par terre, qui nous fait rêver de douce vengeance. 

Noémie va échanger des lettres avec la mère de l'homme perdu. Des moments fulgurants d'intelligence jusqu'à la folie de l'histoire, en passant par des rires que je me suis étonnée d'avoir au détour de certaines pages. 

Bref ! 

Ce roman est un couteau à double lame : un côté tranchant à souhait (à reconnaître l'odeur du sang....) et un côté soyeux et lisse comme l'amour peut l'être parfois. (C'est presque comme une guimauve à la violette qui fondrait délicatement dans la bouche ....)






Signé : Mère Grand

08/07/2016

SPOON RIVER : catalogue des chansons de la rivière d'Edgar Lee Masters

Une fois n'est pas coutume, je vais vous parler d'un livre que je n'ai pas entièrement lu. Ou plutôt, d'un livre dont je n'ai pas encore lu intégralement la nouvelle traduction. Il ne s'agit pas de n'importe quel livre, mais d'un immense classique de la littérature américaine que j'affectionne particulièrement, encore largement méconnu en France et épuisé depuis quelques années. Mais après l'avoir longuement feuilleté, je vous invite à courir céans chez votre libraire acquérir ledit ouvrage: j'ai nommé Spoon River d'Edgar Lee Masters (1868-1950), dernier né des éditions Othello. Si vous ne connaissez pas encore ce label au nom shakespearien, vous connaissez sans aucun doute l'éditeur qui l'héberge: Othello est issu de la collaboration entre l'étonnant Nouvel Attila, chantre des littératures étranges et étrangères, et du collectif Général Instin. Il y a quatre ou cinq ans déjà, Benoît Virot, intrépide roi des huns, évoquait son projet de rééditer le fameux Spoon River et j'accueillais cette initiative avec enthousiasme. Car c’est finalement ce qu’on attend aussi d’un éditeur: qu’il fouine, déterre, exhume des trésors oubliés. Qu'il redonne vie à des livres introuvables, qu’il s’agisse de classiques tombés dans l’oubli, de textes injustement méconnus ou de curiosités littéraires. De temps à autre, un écrivain nous arrive ainsi, sauvé des eaux et de l'indifférence, grâce à l'insistance d'un lecteur, d'un éditeur ou d'un traducteur plus curieux, plus audacieux que les autres. Des écrivains en marge, des personnages flamboyants -Harry Crews par exemple- ou des figures discrètes comme John Williams et son remarquable et unique livre, Stoner, nous parviennent ainsi, longtemps après la bataille. Et c'est une merveilleuse bouffée d'oxygène dans ce monde de la course à la nouveauté, un immense bonheur, tant pour les libraires que pour les lecteurs. 
Bon, va pour l'éditeur me direz-vous, mais quid du fameux Général? Serait-ce le patronyme oublié d'un officier de la guerre de Sécession? Hé bien non, mais l'histoire est tout aussi romanesque. Le collectif Instin est né en 1997 suite à la découverte par l'auteur Patrick Chatelier d’une chapelle tombale du cimetière Montparnasse, sépulture du général Adolphe Hinstin (1831-1905). Il est alors frappé par la résonance et l’inspiration que lui apportent le nom et le vitrail photographique gâté par le temps du militaire. C'est ainsi que vint au monde, débarrassée du H initial, la nébuleuse Instin formée d’écrivains, musiciens, plasticiens et artistes divers. Il va sans dire que le conquérant Roi des Huns et le téméraire Grand-Officier de la légion d'Honneur, par ailleurs Commandeur de l'ordre du Soleil levant (quel titre!), ne pouvaient que s'entendre !

Ceci étant, voici donc, Mesdames et Messieurs, une nouvelle traduction, intégrale et particulièrement fidèle, de l'immense Spoon River Anthology (1915) du brillant Edgar Lee Masters. Laquelle semblait, hélas, à jamais perdue dans les eaux de la rivière dont elle porte le nom... Un véritable drame, tout lecteur qui se respecte devant, selon moi, posséder dans sa bibliothèque cet incontournable classique de la littérature américaine. Edgar Lee Masters, élevé dans l’Ouest à l’époque des dernières guerres indiennes, mais grand lecteur d’Ovide et d’Anacréon, nous a laissé ce recueil de poèmes, constamment réédité outre-atlantique, cette "chanson grinçante, désenchantée, des rêves inaboutis". Inspiré dans sa jeunesse par les plus grands poètes dont Walt Whitman et Percy Shelley, fils d’un avocat du Kansas, Edgar traîne trente ans d'ennui en tant qu'homme de loi et produit quelques écrits qui ne remportent aucun succès, avant de lire en 1909 une anthologie d'épigrammes grecques, qui fait basculer sa vie. Il a alors l'idée de composer cet ouvrage étrange et vénéneux, paru en 1915 et mettant en scène les habitants disparus de Spoon River, village issu de la fusion imaginaire de Lewistown et de Petersburg, bourgades de l'Illinois. Commence pour lui une vie d'errance, de bohème et de boisson qui finira tragiquement mais verra naître une oeuvre prolixe et protéiforme: douze pièces de théâtre, vingt-et-un recueils de poésie, six romans et six biographies, dont celles d’Abraham Lincoln, Mark Twain et Walt Whitman. En France, ce texte était, de façon incompréhensible, aux oubliettes depuis quelques années, malgré deux grandes traductions: la première par Michel Pétris et Kenneth White sous le titre Spoon River (Champ Libre, 1976), la seconde par Patrick Reumaux sous le titre, sublime, Des voix sous les pierres: les épitaphes de Spoon River (Phébus/Elisabeth Brunet, 2000). 
Je ne connaissais pour ma part que la traduction, somptueuse au demeurant, du très talentueux Patrick Reumaux, dont je regrette amèrement la disparition. Alors, qu'est donc ce nouveau "catalogue des chansons de la rivière"? Difficile de rivaliser avec deux traductions reconnues, pense-t-on de prime abord. Et pourtant... Voyons ce qu'en dit l'éditeur:
"Les chants de Spoon River sont ceux des habitants du village de Spoon River (Illinois), enterrés sur la colline au-dessus d’une rivière, qui forment une constellation de fantômes ferraillant de leurs passé, de leurs commerces, de leurs ambitions et de leurs amours... C’est une troisième version que vous lirez ici, plus fidèle à l’esprit comme à la lettre… même si certains textes ont été recréés —humains et même animaux cités dans l’œuvre de Masters, mais qui n’avaient pas d’épitaphe spécifique — et des cartes ajoutées. Sous l’égide du Général Instin, un soldat s’est attelé à la tâche de les traduire dès leur parution.
Et qu'en dit la libraire? Pour commencer, que l'objet-livre est magnifique avec son format à l'italienne, sa jaquette sobre et élégante, pareille à un écrin somptueux renfermant mille trésors. A mon grand étonnement, l'ouvrage comporte une préface totalement imaginaire: un ajout au texte original, une sorte de "genèse" au travail du Général. Ladite préface explique le contexte très particulier de cette édition, soit-disant retrouvée via une vente aux enchères, via un libraire... La traduction serait celle d’un soldat de la Grande Guerre, qu’il aurait augmentée de ses propres poèmes, ainsi que d’une carte, extrêmement détaillée, du fameux cimetière. C'est cette traduction que le Général nous propose de lire ici, accompagnée des poèmes du soldat présentés sous forme de petit carnet ("autres chants de la rivière") et de ses précieuses cartes, glissés dans les rabats du livre. Lequel s'avère donc véritablement et doublement écrin, à ma grande joie. Alors, effectivement, tout ceci n'est que mise en scène, ajout personnel, pure fiction de la part d'Othello: mais pourquoi pas? Ce jeu sur la genèse, ce suspense supplémentaire, cette inventivité, n'enlèvent selon moi rien à la profondeur du texte, ni ne le dénaturent, ni ne me donnent l'impression que la grenouille (le collectif/éditeur) veut devenir plus grosse que le bœuf (l'auteur/l'oeuvre). Je n'y vois qu'une histoire dans l'histoire, le fruit d'une imagination collective active, fertile et profondément romanesque, qui n'empêche en aucune façon l'accès à l'oeuvre. Une traduction, la vision que l'on a d'un texte, s'apparentent finalement à l'adaptation d'une pièce de théâtre: le résultat dépend beaucoup du metteur en scène et de ses interprètes, de leur regard sur l'oeuvre, de leur ressenti et de leur investissement. Et le pari est réussi: l'on ne peut qu'applaudir le travail des protagonistes, Général et Roi des Huns, tant pour la traduction que pour le reste, et auxquels je souhaite sincèrement d'être aujourd'hui roi des unes. En ces temps troublés où la création, l'imagination et les mots sont loin de faire loi, saluons ceux qui en font leur combat, saluons leur audace et leur inventivité! Non, point de trahison ici, point de grotesque, point d'illégitimité: le projet est intelligent, réfléchi et totalement abouti, et je gage qu'Edgar ne serait certainement pas outré, mais honoré de voir qu'il inspire encore aujourd'hui tant de passions et d'artistes. Messieurs, un immense et sincère bravo.

Je dois aussi vous avouer que j'ai toujours aimé me perdre parmi les vieilles tombes, enlacées par les lierres grimpants et envahies d'herbes folles. Vous pouvez donc me croire quand je vous dis que ce cimetière là, situé au bord de la rivière Spoon dans l’immense prairie, vaut le détour. Constituée de 244 tombes à l'origine, numérotées, la bal(l)ade s'enrichit aujourd'hui de nouvelles tombes, de nouvelles voix.
"Où sont Elmer, Herman, Bert, Tom et Charley, le faible d'esprit, le fier-à-bras, le pitre, le soiffard, le bagarreur? Tous, tous dorment sur la colline..." se lamente l'étendue verdoyante sur laquelle ils reposent. Ils s'appelaient Minerva Jones... Sonia la russe... Eliott Hawkins... Richard Bone... Lyman King... Et tant d'autres encore, tous habitants de Spoon River, ce petit bourg de campagne de l'Illinois... Prostituée, poétesse, charretier, tonnelier, docteur, shérif, épouse, mère, fille... Ces voix d'hommes et de femmes, de tout âge et de toute condition sociale, s'élèvent tel un chœur antique, puissantes, envoûtantes, et nous racontent l'histoire de leur village, de ses habitants et de leurs ambitions déçues. Mais l'on entend aussi dans cette version celles de leurs animaux, et de ceux qui n'avaient pas voix au chapitre dans l'original mais dont les noms apparaissaient ça et là. "Chacun y va de son couplet rageur, mélancolique ou futile: forgerons, arracheurs de dents, pécheurs et pasteurs, punaises de sacristies et franches traînées, rescapés du grand rush vers l’Ouest, soûlards et abstinents, fermiers et trimardeurs, spoliateurs et spoliés, tous bernés par leurs semblables, et plus encore par l’histoire."
L'on retrouve ici, avec un réel enchantement, le sel du texte original; ce ton étrange et envoûtant qui porte les influences conjointes d'Edgar Poe et de Walt Whitman, et ne va pas sans rappeler Ambrose Bierce. Ce surprenant mélange d'ironie et d'humanité, qui met en lumière les contradictions entre la moralité officielle affichée de leur vivant par les villageois décédés et leurs véritables aspirations. Certaines épitaphes ne font que révéler un morceau de l'histoire de celui ou de celle dont la voix s'élève, tandis que d’autres répondent à celles émises par d’autres défunts. Elles les précisent ou les dénoncent, les confirment ou les démentent, ce qui rend le texte d'autant plus étonnant, labyrinthique et fascinant. La numérotation des poèmes, une habile structure de mise en perspective des monologues, les uns par les autres -échos, renvois et allusions croisées- permet au lecteur de se repérer, de suivre cet étrange fil d'Ariane. Révélant ainsi peu à peu les contradictions, l'amertume, les chagrins, les frustrations, la difficulté de vivre de ceux qui ne sont plus. Et révélant aussi une vision extrêmement lucide et étonnamment critique en son temps, de l'hypocrisie du puritanisme américain. Transcendé par la mort, ce catalogue de chants de la rivière nous renvoie une image, bouleversante à bien des égards, de notre condition d'humbles mortels et nous invite, finalement, à vivre du mieux possible ici-bas afin d'éviter les regrets...
Ces voix envoûtantes, bouleversantes, qui murmurent ou crient depuis un au-delà dont on ne sait s'il est paradis ou enfer, donnent donc à ce texte une tonalité remarquable et en font une oeuvre décidément hors-norme. Et c'est bien là tout le talent d'Edgar Lee Masters: avoir su donner une forme poétique à ces somptueuses mémoires d’outre-tombe et parvenir à rendre attachants, voire inoubliables, ces morceaux de vie emportés par le vent. C'est aussi là tout le talent, le travail au long cours d'un Général, et toute la ténacité, la passion d'un éditeur: avoir su préserver, magnifier même, un tel chef d'oeuvre, sans trahir l'esprit du texte original ni le dépouiller de son essence, en respectant la voix de l'auteur et le contexte dans lequel il s'inscrit. C'est une traduction brillante, passionnante et passionnée.
A tous ceux qui ne connaissent pas encore ce texte grandiose, je recommande donc de plonger sans aucune crainte dans cette rivière mythique et d'oser aborder de nouveaux rivages. Aux autres, je conseille de le redécouvrir, avec autant de passion qu' à leur première lecture. A tous, je souhaite d'apprécier autant que moi la beauté du texte, ses qualités littéraires et ce qu'il dit de l'humain. Mais aussi l'immense travail accompli par Othello et ce qu'il dit de la création aujourd'hui, de l'imagination et de ses possibilités infinies. Superbe et déchirant, unique en son genre, Spoon River est un chef d’oeuvre indispensable, qui devrait vous hanter longtemps... Alors oui, je continue à adorer la traduction du grand Patrick Reumaux, mais c'est un véritable travail d'orfèvre qui a été réalisé ici, un ré-enchantement, un très bel hommage à l'auteur et à l'oeuvre. A découvrir sans attendre donc: une fois au cimetière, il sera malheureusement trop tard!

"Rappelle-toi, ô mémoire de l’air, je ne suis plus rien qu’un petit tas de poussières."

PS: mon exemplaire acheté ce soir, je vous glisse quelques extraits de poèmes...

30 Doc Hill
J'allais et venais dans les rues
ici et là, de jour comme de nuit,
à n'importe quelle heure pour soigner le pauvre.
Et vous savez pourquoi?

Ma femme me haïssait, mon fils a mal tourné.
Alors j'ai reporté sur les gens tout mon amour.

100 Mary McNeely
Visiteur,
aimer c'est trouver son âme
à travers l'âme de l'être aimé.
Quand l'être aimé se retire de votre âme,

eh bien vous perdez votre âme.
Il est écrit: "J'ai un ami,
mais ma douleur n'a pas d'ami".

135 Madame Purkapile
Il s'est enfui et disparut une année entière.
Quant il rentra, il me raconta cette histoire idiote

de pirates sur le lac Michigan
qui l'avaient capturé, enchaîné, et il n'avait pas
pu m'écrire.


Signé: votre Moneypenny