31/01/2016

LE GEANT de Stefan aus dem Siepen

Second roman édité par les éditions Ecriture de Stefan aus dem Siepen, Le géant est bien ce genre de roman court aux faux airs de conte qu’on jurerait promis au rang de futur classique. La clarté du style ainsi que l’absence totale d’effets de manche rendrait presque la lecture du roman… enfantine. Dans la grande tradition germanique du bildungsroman, il pourrait sans problème être conseillé aux plus petits…
C’est l’histoire de Tilman, grand dadais qui n’arrête pas de grandir et que sa grande taille ne va guère inquiéter jusqu’à ce qu’il dépasse, et de loin, les moyennes les plus élevées une fois la puberté passée. Promis à un avenir de couvreur, comme son père, le jeune homme va vite y renoncer tant sa taille pose problème. Et les filles qui ne veulent plus de lui, et les plafonds qui se rapprochent, les meubles qui rétrécissent, les regards moqueurs, catastrophés ou horrifiés qui se posent sur lui avec de plus en plus de lourdeur. Jusqu’au permis de conduire qu’on refuse de lui faire passer, sous prétexte de ne pas trouver de véhicule à sa taille.
C’est un conte exemplaire qui fait un peu mal au ventre parfois: l’auteur explore toutes les problématiques matérielles avec une rigueur qui n’oublie rien. Un conte cruel.
Au final, on demeure surpris de se retrouver ému par le destin de cet homme. C’est toute la force du travail de Siepen, à savoir de traiter son sujet avec empathie, sans s’apitoyer. L’histoire d’un géant dont on finit par apercevoir la vraie grandeur.

Signé : RongeMaille

30/01/2016

L’OMBRE ANIMALE de Makenzy Orcel

Oyé Oyé le dernier opus de l’enfant terrible des lettres Haïtiennes est sur nos tables ! Makenzy Orcel, après Les Immortelles, nous revient avec L’ombre animale, paru chez Zulma tout récemment.
On ne peut pas parler de roman, vraiment.
Ce texte est un chant, une litanie plus exactement.
Une femme, morte, enfin libérée de tous ses carcans, nous raconte sa vie. Son village, son île, son père – l’ignoble Makenzy- , son frère – le magnifique mais silencieux Orcel-, ses humiliations, et la lumière aussi, bien sûr.
Makenzy Orcel, dans sa quête se libère lui aussi pour ne garder que l’élan, la force. Pour ne servir qu’une seule chose, la langue. Celle qui dirait l’interstice entre l’ombre et la lumière, entre la vie et la mort.
Plus de point, plus de majuscule. Le lecteur sait quand il doit reprendre son souffle.

Avis à celles et ceux qui auraient aimé Syngué Sabour d’Atiq Rahimi.



Signé : Range le sas

29/01/2016

L’ETRANGE VIE DE NOBODY OWENS de Neil Gaiman & P. Craig Russell

Autant vous le dire tout de suite, le roman fantastique c’est pas ma tasse de thé. Encore que, lorsqu’il s’agit de Neil Gaiman, je sacrifie pas mal à mes principes, rapport à Neverwhere, son Alice au pays des merveilles dans les égouts de Londres qui m’avait bien fait roucoulé à l’époque, et ses nouvelles assassines dans De bons présages, de prestigieuse mémoire. Mais le roman qui a inspiré cette mini-série BD, je l’ai pas lu.
Nobody Owens, c’est un gamin dont les parents et la grande sœur sont assassinés dans leur sommeil pendant que lui, tout mouflet, atteint sans doute d’un syndrome de résilience des plus affûte, se carapate de son lit à barreaux en couches-culotte. A quatre pattes, le petit coquin se retrouve dans un cimetière où la population locale, revenants d’à peu près tous les siècles, goules, vampires et autres Dame Blanche, décident de le materner à leur manière. Tous savent bien que le petit bonhomme s’appelle Owens, mais sa maman toute furieuse et tout juste morte, n’a pas eu le temps d’en dire plus. Alors ce sera Nobody, son prénom, c’est Silas le vampire qui le décide comme ça, et puis voilà. Bod, pour les intimes.
Les aventures du jeune Owens se découpent en chapitres bien précis qui sont autant de folles aventures, plus ou moins débridées, plus ou moins réussies, plus ou moins bien dessinées aussi car nous sommes au cœur du principe même des comics anglo-saxons, à savoir que d’une histoire à l’autre, les dessinateurs se succèdent pour ne pas perdre le rythme de production, pour des résultats plus ou moins heureux, c’est comme ça.
Mais le bonheur de L’étrange vie de Nobody owens, c’est que Neil Gaiman, ce bonhomme-là, est un vrai sorcier un très grand marabouteur du genre qui vous invente des vrais contes de fées, et d’horreur, en recyclant au passage tous les clichés éculés du genre. Personne ne possède son chic pour recustomiser à l’envie Lewis Caroll, Edgar Poe, Bram Stocker et Jean Ray sous le même capot, et en faire ce genre de bolide rutilant que vous n’avez déjà vu nulle part. Ça ne roule pas sans quelques couacs, mais c’est joli à regarder.
Dans ce champ d’activité très ludique et très ouvert qu’est la littérature fantastique, il n’y a guère que Tim Burton qui sache aussi bien refaçonner les vieux mythes et nos anciennes frayeurs avec autant de brio. Burton avec un poil plus d’humour, sûrement. Gaiman avec infiniment plus de conviction en la réalité de tout ça. C’est ce qui fait toute sa bizarrerie et tout son charme.

Signé :RongeMaille

23/01/2016

BOY, SNOW, BIRD de Helen Oyeyemi

Eh oui. Eh bien figurez-vous que cette (très) jolie femme est aussi une artiste de grand talent qui n’a pas froid aux yeux, et possède une des plumes les plus prometteuses des nouvelles lettres britanniques. En lisant Boy, Snow, Bird, au titre si intriguant, on est pris au bout de quelques dizaines pages d’un doux vertige dont on ne sait pas, dans un premier temps, définir la provenance: on a déjà lu cette histoire quelque part, c’est certain, oui mais où ?
Soit l’histoire de Boy, quel prénom intriguant, jeune fille au caractère bien trempé, secrètement abîmée par les rapports terribles qu’elle entretenait avec son père, qu’elle a quitté très jeune. Devenue femme, Boy est ce genre de beauté froide que tout le monde croit hautaine, dédaigneuse et sans cœur, peut-être pire. Sa vie change lorsqu’elle épouse Arturo,  jeune veuf et déjà père d’une petite fille, qui a su voir en elle ce qu’elle était vraiment, derrière ses apparats de reine des glaces.
Soit Snow, quel prénom intriguant, fille d’Arturo, petite fille choyée par un entourage qui l’adore et voit arriver le nouvel amour de son père d’un œil attentif, à peine méfiant.
Soit Bird, la petite fille que vont avoir ensemble Boy et Arturo, et qui va naître, à la stupéfaction générale… noire. Nous sommes dans les années 50, certaines choses doivent encore être cachées, et cette famille recomposée va devoir se scinder afin de sauver les apparences.
On ne dira pas jusqu’où la trame de ce roman fiévreux et à l’intensité très féminine vous emmènera, mais sachez qu’il n’y est pas seulement question de confusion génétique et de climat racial… d’un autre siècle. Car cela va beaucoup plus loin et, à ce titre, le dénouement pourra laisser quelques lecteurs sur le bord de la route. Tant pis, car autrement plus retors, le roman serpente autour de personnages superbement dessinés, et qui portent en eux la signification secrète d’un conte cruel des plus célèbres, que le lecteur vigilant saura reconnaître. A vous de le retrouver, à vous de lire !

Signé : RongeMaille

22/01/2016

CONSUMES de David Cronenberg

On ne l’attendait pas mais il est là, sur nos tables, le premier roman de ce jeune écrivain septuagénaire, écrit alors qu’il est un des cinéastes les plus importants de notre époque. Cronenberg n’a cessé de le marteler un peu partout: ceci est bien un roman, et absolument pas un scénario recyclé et ça se lit, ça se sent, la qualité de l’écriture est là pour le prouver.
On ne racontera rien ici de ce vrai-faux roman policier vaguement futuriste (en fait ni roman policier, ni de science-fiction), déguisé par endroits enslasher hardcore avec scènes de sexe très explicites, descriptions organiques appuyées, floraison de détails technologiques qui sont les grands marqueurs, selon l’auteur, de l’implication de chaque individu dans son époque. Pas d’erreur, nous sommes bien à l’intérieur du cerveau du réalisateur de Chromosome 3Faux-semblants et Existenz. Nous sommes fait des technologies que nous consommons et des fantasmes qui nous consument. Nos humeurs imprègnent notre quotidien, le moindre de nos ustensiles high-tech absorbe notre organisme, nous sommes ce que nous voyons et nous croyons en ce que nous voulons voir.  Visions orgiaques ou infernales, écœurantes ou troublantes, d’un corps éparpillé aux quatre coins d’un appartement via un panoramique sur Skype, traces de
sperme laissées sur l’écran tactile de son portable après l’amour, utilisation tordue des technologies de photocopie 3D, on oscille sans cesse entre le glacé, le bouillant, entre le subtil et le prosaïque le plus terre-à-terre et tout cela pour nous dire, encore et encore, que le corps et l’esprit chez David Cronenberg, formeront toujours cette entité monstrueuse et mutante que nous façonnons à notre guise, et nous échappera sans cesse.
En attendant de voir le film (lui-même aimerait bien le voir, mais réalisé par un autre), lisez de toute urgence Consumés, ce roman fou, hybride et monstrueux. Les inconditionnels du cinéaste canadien s’y retrouveront sans problème, les autres pourront se harnacher et bien serrer leur casque parce que quand même, ça secoue et éclabousse un peu.  Du Cronenberg, quoi.

Signé : RongeMaille

21/01/2016

LES ARMÉES d'Evelio Rosero

Métailié réédite dans sa très belle collection de poches Suites ce roman paru en 2008 et qui nous était passé sous le nez… Séance de rattrapage pour tout le monde, afin de découvrir un auteur à l’écriture à la fois douce et comme plongée dans une longue léthargie, sur un sujet qui pourtant ne prête ni à la douceur, ni à la rêverie.
Evelio Rosero nous emporte dans le quotidien languide d’un village de Colombie, de nos jours, un endroit qu’on devine à l’écart de tout, plongé dans un cadre merveilleux. Le narrateur, Ismaël, est un instituteur à la retraite partagé entre deux passions ; l’entretien de ses arbres fruitiers, et le zyeutage intensif de sa superbe voisine qui aime à se promener nue sur sa terrasse. Et puis quelque chose d’imprécis se dessine peu à peu : le village a été victime trois mois auparavant d’une intrusion militaire. Certains ont été abattus, dit-on, d’autres emmenés comme otage dans le maquis, on ne sait pas trop pourquoi. Mais chacun à son idée.
Il n’y a pas que dans la tête un peu fatiguée d’Ismaël que les choses sont floues : jamais on ne saura qui surgit, un sale matin, pour semer mort et destruction, laissant Ismaël seul dans sa maison, les genoux tremblants, la mémoire en pagaille : l’armée, des miliciens, des guerilleros ? La force du livre d’Evelio Rosero est non seulement de nous mettre en face de l’horreur absolue de cette guerre-là (à ce titre, les toutes dernières pages sont aux limites du supportable), mais aussi face à ses conséquences : le déni, la perte, la souffrance, la destruction et pour finir l’oubli absolu.
Les armées, à la sécheresse parfaitement maîtrisée, est une vraie gifle. On en attendra que plus attentivement la parution du nouveau Rosero, Le carnaval des innocents, qui sort ces jours-ci.

Signé : RongeMaille